Jean de La Fontaine
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«
Jean de La Fontaine
Il ne semble pas que les temps soient à La Fontaine.
Nous avons besoin de héros et de prophètes.
Suivre son humeur, être libre, n'être
que soi, mais l'être en pur artiste : voilà l'auteur des Fables.
Il n'est qu'un promeneur ; tout le tente et l'amuse ; s'il enseigne (pourquoi
pas ?), il s'amuse encore.
Il n'est pas sérieux.
Il n'a rien d'actuel.
Non, La Fontaine n'est pas un héros, ni dans la vie, ni dans les Lettres.
De tous nos grands écrivains, le plus discret, le plus "quotidien" ;
cela touche au miracle.
Chez lui, aucun drame, aucune crise religieuse, aucun démêlé politique ; nulle liaison éclatante, pas une de ces
aventures qui sont le pain des biographes et l'esprit des professeurs.
Il a de bons amis, une petite charge, des protecteurs et des
pensions.
Il se marie et devient père, puis, ayant satisfait à l'usage, peut suivre une pente plus capricieuse.
Il n'a point de vices ni de
vertus exemplaires.
Il désarme, il attendrit, on l'aime bien, on sourit sans malice de ce charmant original.
Il sourit lui-même et n'est point
mécontent de son personnage, encore qu'il n'y apporte rien que de naturel.
Sans y penser, il fait son chemin ; aux portes de l'Académie,
si le roi lui impose une année d'attente l'auteur des Contes sait fort bien qu'il mérite ce purgatoire ; les portes s'ouvrent, et, l'année
suivante, paraissent de nouveaux contes.
Sans y penser non plus (dirait-on), il a fait son oeuvre.
Et comme enfin l'âge est venu qu'il faut
paraître devant Dieu, le libertin bat sa coulpe, trouve de beaux accents, les plus sincères du monde, et meurt en bon chrétien.
Je ne vais pas prétendre que de telles conditions soient les conditions idéales de la poésie.
Mais La Fontaine est poète, et précisément, le
parfait, le grand poète de ces conditions.
Le courant des jours lui suffit, le courant du coeur.
Heureux génie ! Il fait un pas, regarde,
écoute, ou rêve : le vers est né.
Tout lui est surprise et délices ; tout lui devient occasion de poésie.
Il n'y eut jamais de poète plus disponible, je veux dire plus prêt à l'accueil et au chant.
Il chante la disgrâce de Foucquet comme il en a
chanté les fêtes ; il chante Adonis dans les bois et saint Malc dans sa prison ; la paix et le quinquina ; Psyché la mortelle entre les bras
d'un dieu.
Il chante ses erreurs amoureuses, ses défauts et sa tardive sagesse ; le plaisir des corps, l'amitié, la mélancolie et la grâce
plus belle encore que la beauté ; avant tout et sans cesse, les champs, les eaux, les forêts, leurs peuples de bêtes et de plantes, l'instant
irréparable et toujours renouvelé.
Il touche à tout : ode, élégie, poème didactique, relation de voyage.
Il s'essaie au théâtre, et s'y essaie en poète.
Il écrit le roman, ou
plutôt le conte, le plus frais et le plus orné du siècle.
Conteur, il l'est avant tout ; il l'est comme personne ne le fut en France.
Il conte dans ses lettres, dans ses relations de voyage, dans ses
poèmes.
Il se donne libre champ dans ses contes libertins ; trop libre champ peut-être : non pas qu'aujourd'hui les lunettes nous
tombent, comme du nez de l'abbesse, devant la soudaine floraison d'un ventre monacal ; non, ces paillardises et ces facéties, ces bons
tours et ces bons mots, ces maris cocus, ces vigoureux amants, ces femmes si légères de tête comme de pied, et si tenaces du mitan :
toute cette postérité de Boccace et de Bonaventure, des Fabliaux et des Quinze joies de Mariage, si elle ne nous divertit pas follement,
tire de nous, comme fait une vieille chanson, un sourire attendri.
Mais, avouons-le, c'est un peu long, un peu monotone, un peu appliquéet s'il existe un genre où l'on ne doive pas sentir l'effort, c'est bien celui-là.
Il me semble que le grand prix de ces contes, c'est d'avoir
servi d'école au fabuliste.
Mais tout vraiment lui a servi d'école.
Il n'est rien de ce qu'il fit qui ne l'ait préparé aux Fables.
ne sont pas seulement son oeuvre la plus
belle : elles sont aussi la plus complète.
Le poète élégiaque, narratif ou badin, le conteur, l'homme de théâtre, c'est ici qu'ils se
confondent et s'accomplissent.
Ce libre génie découvre le cadre exact de sa liberté.
Sa grâce, sa souplesse, sa fantaisie, son don
d'observer, de peindre et d'animer, sa diversité même : il reconnaît, il accepte les bornes et les contraintes qui leur donneront un plein
efficace.
De fait, cherchez une oeuvre qui soit à la fois plus libre et plus contrôlée.
La Fontaine s'est choisi.
Quelle modestie : le genre qu'il adopte est de tous le plus humble et le plus ingrat.
Quelle confiance dans ses
propres ressources, quel tranquille et patient défi !...
Et cet amusé, cet amuseur, choisit un genre édifiant.
Mais nous allons apprendre
que, pour un vrai poète, il n'est pas de genre mineur ni ennuyeux.
Et d'abord ce genre, il le transforme.
C'est peu dire : il le recrée, et, par la perfection même comme par la personnalité qu'il lui donne, il
le ruine.
Qui reconnaîtrait Esope ou Phèdre dans ces Fables nouvelles ? Elles ne tirent pas seulement leur nouveauté de leur forme ; elles
la doivent à l'accent, au visage, à la présence de La Fontaine.
Il se trouve enfin chez lui ; selon son humeur, rapide ou sinueux, enjoué,
grave, mélancolique, raisonneur, mais toujours poète.
Une fable suit l'autre ; un livre se compose, et six, et douze.
Retournons-nous : ce
chasseur de papillons, voilà qu'en son filet toute la nature semble prise.
A force de conter de petites histoires, il nous a donné un monde.
Que de rumeurs et d'aventures ! Que de personnages : bêtes, hommes et plantes à toutes les heures du jour ! Quelle comédie ! Si les
bêtes l'emportent, c'est encore, il va de soi, pure modestie du conteur ; ces bêtes sont tout ensemble mêlées aux hommes et en retrait
des hommes, comme La Fontaine lui-même ; elles sont leurs témoins et leurs doubles plaisants.
Reconnaissons à travers ces menues
histoires l'ample courant de nos gestes animalières.
Délivrées de leurs longueurs, de leurs redites, de leur fatras, pliées à l'ordonnance du
grand siècle, mais aussi au sûr caprice du poète, ces énormes gestes donnent enfin l'un des purs chefs-d'oeuvre des littératures.
Ainsi
voudra faire Hugo, sans y parvenir pleinement, à l'égard de l'épopée.
Même dans les Fables, le génie de La Fontaine, si heureux qu'il soit, n'est pas toujours égal On en trouve de médiocres ; de quasi
parfaites, il n'en est guère qu'une douzaine ; mais que d'autres, où soudain le miracle joue et nous enchante ! C'est le miracle d'un art ;
d'une âme aussi.
II n'est point d'art plus savant, ni d'un tel suc ; il n'en est point où la conscience et le naturel se mêlent plus intimement
Etrange naturel que celui d'un écrivain, surtout au siècle de la discipline, et fût-on l'homme le plus indépendant.
Ce naturel, il faut le
reconnaître, le choisir, lui donner l'unique expression qui, sans le trahir, rejoigne un art universel.
Un excès de conscience peut le paralyser
; un excès de liberté, le détourner de l'art.
Il faut savoir, à l'instant propice, fermer les yeux, attendre, s'attendre, prêt à capter le chant
qui se forme en soi, à le guider en toute innocence sur la voie éternelle.
Ainsi fait La Fontaine en ses belles heures, qui sont nombreuses
: nul ne s'y est mieux entendu.
Le plus transparent de nos poètes, et tel que parfois son vers ne semble rien d'autre que la forme, la
couleur et le rythme de ce coin du monde, à cet instant du jour et de la saison.
Mais l'un des plus mystérieux : car si l'expression vient de
se confondre avec l'objet qu'elle exprime, elle est précisément d'une telle limpidité qu'elle lui laisse tout son secret..
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