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Jean de La Bruyère

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Jean de La Bruyère n'a écrit seul livre, mais immortel : Les Caractères (1688). Ce recueil de réflexions, de notes et de portraits, où s'exprime une vision à la fois large et minutieuse de l'homme, se plaçait directement dans la suite des Maximes de La Rochefoucauld et des Pensées de Pascal, qui venaient de mettre en honneur les ouvrages morcelés. La Bruyère avait, dès 1668, commencé de réunir les éléments des Caractères. Il menait alors, à Paris, une vie effacée, oisive, de sage et de lettré. En 1684, alors qu'il s'apprêtait à se retirer en province, on le charge, sur la recommandation de Bossuet, d'enseigner l'histoire et la philosophie au duc de Bourbon, petit-fils de Condé. Sa tâche terminée, il restera au service de M. le Duc, avec mille écus d'appointements. L'Hôtel de Condé, la Cour, les fêtes de Versailles et de Chantilly : quel terrain d'observation pour un collectionneur de vérités morales ! Tel un naturaliste qui, habitué aux flores modestes de nos régions, se trouverait soudain initié aux luxuriances de la forêt vierge, ainsi, La Bruyère, en ce nouveau milieu, va non seulement retrouver en accusé et en agrandi, tout ce que, de la nature humaine, il sait déjà, mais encore y découvrir bien des variétés inconnues de bassesse, d'insolence et de futilité. Auteurs, courtisans, partisans, financiers, ministres et seigneurs, tout cela défile sous son regard scrutateur et classifiant, qui n'a pas son pareil pour saisir, dans la diversité individuelle, les caractères typiques ou, comme disait Cuvier, dominateurs. Dans ce riche spectacle qui lui est offert, La Bruyère tient aussi un rôle d'acteur, mais subalterne. Il devra, bon gré mal gré, approuver les fantaisies de ses maîtres, subir le dédain, voire le persiflage des "grands", laisser en lui bafouer le mérite personnel, et se taire devant la sottise. Heureuses vexations, fructueuses contraintes, qui nous vaudront tant de petites phrases malignes, où se trahit la satisfaction d'avoir le dernier mot devant l'avenir !

« Jean de La Bruyère Jean de La Bruyère n'a écrit seul livre, mais immortel : Les Caractères (1688).

Ce recueil de réflexions, de notes et de portraits, où s'exprime une vision à la fois large et minutieuse de l'homme, se plaçait directement dans la suite des Maximes de La Rochefoucauld et des Pensées de Pascal, qui venaient de mettre en honneur les ouvrages morcelés. La Bruyère avait, dès 1668, commencé de réunir les éléments des Caractères.

Il menait alors, à Paris, une vie effacée, oisive, de sage et de lettré.

En 1684, alors qu'il s'apprêtait à se retirer en province, on le charge, sur la recommandation de Bossuet, d'enseigner l'histoire et la philosophie au duc de Bourbon, petit-fils de Condé.

Sa tâche terminée, il restera au service de M.

le Duc, avec mille écus d'appointements.

L'Hôtel de Condé, la Cour, les fêtes de Versailles et de Chantilly : quel terrain d'observation pour un collectionneur de vérités morales ! Tel un naturaliste qui, habitué aux flores modestes de nos régions, se trouverait soudain initié aux luxuriances de la forêt vierge, ainsi, La Bruyère, en ce nouveau milieu, va non seulement retrouver en accusé et en agrandi, tout ce que, de la nature humaine, il sait déjà, mais encore y découvrir bien des variétés inconnues de bassesse, d'insolence et de futilité.

Auteurs, courtisans, partisans, financiers, ministres et seigneurs, tout cela défile sous son regard scrutateur et classifiant, qui n'a pas son pareil pour saisir, dans la diversité individuelle, les caractères typiques ou, comme disait Cuvier, dominateurs. Dans ce riche spectacle qui lui est offert, La Bruyère tient aussi un rôle d'acteur, mais subalterne.

Il devra, bon gré mal gré, approuver les fantaisies de ses maîtres, subir le dédain, voire le persiflage des "grands", laisser en lui bafouer le mérite personnel, et se taire devant la sottise.

Heureuses vexations, fructueuses contraintes, qui nous vaudront tant de petites phrases malignes, où se trahit la satisfaction d'avoir le dernier mot devant l'avenir ! Ce qui frappe avant tout, lorsqu'on lit La Bruyère, c'est l'extraordinaire liberté de la vision.

Tout ce qui l'entoure, il le considère d'un oeil frais, neuf, dégagé de prévention, et comme étranger.

L'illogisme, le ridicule, les travers et excès de toutes sortes, il s'en étonne comme s'il ne faisait pas lui-même partie de ce monde mal fait.

On se demande par quel prodige ce Français du XVIIe siècle peut si bien apercevoir ses contemporains.

On dirait d'un homme venu d'ailleurs, tombé d'une planète plus harmonieuse et plus saine.

La Bruyère s'étonne de tout, comme s'étonneront bientôt l'Usbek des Lettres persanes et les personnages des Contes de Voltaire. Parmi ces choses qui lui sont toujours nouvelles se trouve la disproportion "que le plus ou moins de pièces de monnaie met entre les hommes".

Sans doute il ne pouvait, à son époque, contester la légitimité d'une certaine "inégalité des conditions", qu'il tenait conforme à la volonté de Dieu et nécessaire à l'équilibre social.

Mais il éprouve une "espèce de honte" à la vue de certaines misères, il ne consent pas qu'on puisse "quelque part mourir de faim" ; il dénonce l'audace de qui avale "en un seul morceau la nourriture de cent familles".

Et voilà bien, de son temps, un accent peu commun.

En lui, la mauvaise conscience sociale commence à prendre conscience d'elle-même.

Si déjà les prédicateurs religieux rappelaient volontiers aux fidèles l'éminente dignité des pauvres, c'était au nom de la mystique chrétienne, et aussi dans l'intérêt spirituel du riche ; La Bruyère, se tient sur le plan temporel : il ne voit pas dans le pauvre un représentant du Christ, mais un homme, un homme comme un autre, et ayant, à ce seul titre, droit à l'égard et à la compassion Nonobstant les terribles barrières de castes, il perçoit, dirait-on, la continuité, la liaison on n'ose dire la solidarité d'homme à homme.

Et rien de plus émouvant que de voir poindre ici ce sentiment qui, n'étant plus charité et pas encore justice, serait bien empêché de se nommer lui-même. Aucun livre n'a mieux vieilli que Les Caractères.

Malgré les changements de structure sociale, les hommes n'ont guère varié "selon le coeur et selon les passions", et les admirables diagnoses de La Bruyère restent aujourd'hui pleinement valables.

Qu'on relise, pour s'enchanter de leur persistante justesse, les portraits du riche et du pauvre, du diplomate-caméléon, du "paniquard" qui se demande où se réfugier en cas de guerre ("en Suisse ou à Venise ?"), qu'on relise les rudes réflexions sur la comédie des testaments, sur la couardise de l'opinion, sur l'absurdité des guerres, sur le ridicule des anoblis, sur la morgue des parvenus qui "mettent un duc dans leur famille", sur les rivalités de clans, de sectes et de groupes, sur toute la mesquinerie grouillante de la fourmilière humaine. Excellant dans la notation du détail visible, du signe extérieur, La Bruyère suggère, par là, jusqu'au tréfonds de l'homme, si bien que ce moraliste de la conduite va plus loin, parfois, que tel psychologue croyant atteindre directement aux mouvements de l'âme. La Bruyère était sujet, paraît-il, à des accès de vive gaîté.

Sans doute ont-ils fourni à la verve drolatique de certains morceaux.

Mais son livre n'en est pas moins l'un des plus sombres que nous possédions.

Son pessimisme, d'ailleurs, comme toujours, procède d'un idéalisme déçu : nulle mésestime de l'humanité qui n'ait pour départ la surestime de quelques-uns. Dans son morose inventaire des misères humaines, La Bruyère, le plus souvent, garde une extrême retenue.

L'amertume, l'indignation même, ne l'entraînent pas à la caricature ni à l'invective.

Il a juste assez de bile dans les yeux pour y voir clair, et c'est à peine si, de loin en loin, la voix lui tremble un peu. Encore qu'un des secrets de son génie soit d'avoir opté pour l'âme contre l'esprit, l'on n'a rien dit de La Bruyère tant qu'on n'a pas parlé de son style.

Style étudié, concerté, calculé, style de technicien, de virtuose, où s'emploient toutes les ressources de la rhétorique et de la stylistique.

La Bruyère n'est pas, comme La Rochefoucauld, un grand seigneur, mais un homme de lettres, et fier de connaître à fond le métier d'écrire un maître en "exercices de style". Par la richesse de son vocabulaire nourri d'archaïsmes et de néologismes, par l'abondance des figures et des procédés visibles, même voyants, La Bruyère est de ces écrivains qui tentent la contrefaçon.

Mais, comme tout grand écrivain, il est inimitable, et non moins que d'autres d'air plus mystérieux.

Aucun auteur ne fut plus plagié, aucun moins prolongé.

A lui seul appartient l'art d'user de ses artifices. Plus encore peut-être que de la phrase, il a le génie du mot, singulièrement du verbe et de l'adverbe.

Doué d'une exquise sensualité verbale, ayant le souci de l'expression unique, il choisit et manoeuvre ses vocables, leur prépare une place, s'entend à leur donner le plus "d'effet", comme un joueur de billard à ses boules.

Aussi doit-on le lire avec un soin infini, si l'on ne veut se faire tort de ces menues beautés, dont les plus fines ne sont pas les moins fortes pour ceux qui les perçoivent. La Bruyère intervient souvent dans ses Caractères.

Il juge, il se prononce, il nous livre sa réaction en face des hommes ou des circonstances.

Un usage copieux du pronom personnel fait de lui un précurseur des journaux intimes.

Renouant avec Montaigne, il annonce le subjectivisme du XIXe siècle. La vraie postérité de La Bruyère n'est peut-être pas dans les moralistes qui l'ont suivi.

Ses héritiers, ce sont plutôt Montesquieu, Lesage, et, parmi les auteurs dramatiques, Destouches et Marivaux.

Au XXe siècle, il se continue en Marcel Proust, Jules Renard, Marcel Jouhandeau.. »

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