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J. LACARRIERE, L'Été grec, 1995.

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J. LACARRIERE, L'Été grec, 1995. A l'époque où je la1 parcourus ainsi à pied ou à mulet, dans ces provinces du sud et de l'ouest, peu d'étrangers s'aventuraient dans ces régions arides, totalement dépourvues de la moindre infrastructure touristique, comme on dit aujourd'hui. La seule infrastructure qui existait alors, en matière de logement et nourriture, c'était au hasard des rencontres et des villages, l'hospitalité de la Crète elle-même. Mais bien qu'elle fût toujours spontanée, il fallait aussi, d'une certaine façon, la provoquer, ou en tout cas la justifier. Car être reçu dans une maison est une chose, devenir pour un soir un hôte véritable et un ami en est une autre. Il est difficile de définir avec précision les frontières séparant ce que j'appellerai l'hospitalité rituelle - celle que l'on reçoit par principe dès que l'on se trouve dans un village grec ou crétois dépourvu d'hôtel - de l'hospitalité réelle, celle que l'on vous propose parce que l'on tient à vous avoir, à vous garder. Passer de l'une à l'autre, devenir hôte recherché après n'avoir été qu'hôte recueilli, ne dépend plus que de vous-même. [...] Ces remarques paraîtront peut-être banales et superficielles et pourtant, ces voyages dans la Crète du sud où, pendant des jours et des jours je n'ai vécu qu'ainsi, de village en village, de familles en familles, d'hôtes en hôtes n'ont pas seulement métamorphosé les habitudes de mon corps mais surtout ma façon d'être avec les autres. Ils ont créé en moi ce goût, ce besoin même de rencontres avec des inconnus, cette confiance immédiate à l'égard des autres (qui en dépit de tous les pronostics n'a jamais été démentie par les faits depuis tant et tant d'années que je voyage ainsi, à croire que parmi les signes invisibles et nécessaires de ces rencontres figure d'abord la confiance). Rien de tout cela ne s'apprend évidemment à la Sorbonne ni en aucune école mais seulement sur le terrain, au sens propre du terme : savoir se faire accepter par les autres, arriver à l'improviste sans être jamais un intrus, rester entièrement soi-même, tout en renonçant à ses acquis et à ses habitudes, bref devenir autonome à l'égard de sa naissance et lié à tous les lieux, à tous les êtres qu'on rencontre, c'est cela que m'a appris la Crète. Là, dans ces villages misérables, au milieu de ces familles si pauvres et si chaleureuses pourtant, j'ai pu enfin me délivrer du lieu de ma naissance, rompre ce faux cordon ombilical que tant d'êtres traînent avec eux toute leur vie. Là, j'ai commencé mon apprentissage de véritable voyageur. Qu'est-ce, me direz-vous, qu'un véritable voyageur ? Celui qui, en chaque pays parcouru, par la seule rencontre des autres et l'oubli nécessaire de lui-même, y recommence sa naissance.

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