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FURETIÈRE, Le Roman bourgeois, 1666 Avertissement du libraire au lecteur

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FURETIÈRE, Le Roman bourgeois, 1666 Avertissement du libraire au lecteur Ami lecteur, quoique tu n'achètes et ne lises ce livre que pour ton plaisir, si néanmoins tu n'y trouvais autre chose, tu devrais avoir regret à ton temps et à ton argent. Aussi je te puis assurer qu'il n'a pas été fait seulement pour divertir, mais que son premier dessein a été d'instruire. Comme il y a des médecins qui purgent avec des potions agréables, il y a aussi des livres plaisants qui donnent des avertissements fort utiles. On sait combien la morale dogmatique est infructueuse ; on a beau prêcher les bonnes maximes, on les suit encore avec plus de peine qu'on ne les écoute. Mais quand nous voyons le vice tourné en ridicule, nous nous en corrigeons, de peur d'être les objets de la risée publique. Ce qu'on pourrait trouver à redire au présent que je te fais, c'est qu'il n'y est parlé que de bagatelles, et qu'il n'instruit que de choses peu importantes. Mais il faut considérer qu'il n'y a que trop de prédicateurs qui exhortent aux grandes vertus et qui crient contre les grands vices, et il y en a très peu qui reprennent les défauts ordinaires qui sont d'autant plus dangereux qu'ils sont plus fréquents : car on y tombe par habitude, et personne presque ne s'en donne de garde. Ne voit-on pas tous les jours une infinité d'esprits bourrus, d'importuns, d'avares, de chicaneurs, de fanfarons, de coquets et de coquettes ? Cependant y a-t-il quelqu'un qui les ose avertir de leurs défauts et de leurs sottises, si ce n'est la comédie ou la satire ? Celles-ci, laissant aux docteurs le soin de combattre les crimes, s'arrêtent à corriger les indécences et les ridiculités, s'il est permis d'user de ce mot. Elles ne sont pas moins nécessaires, et sont souvent plus utiles que tous les discours sérieux. Et comme il y plusieurs personnes qui se passent de professeurs de philosophie, qui n'ont pu se passer de maîtres d'école, de même on a plus de besoin de censeurs des petites fautes, où tout le monde est sujet, que des grandes, où ne tombent que les scélérats. Le plaisir que nous prenons à railler les autres est ce qui fait avaler doucement cette médecine qui nous est si salutaire. Il faut pour cela que la nature des histoires et les caractères des personnes soient tellement appliqués à nos moeurs, que nous croyions y reconnaître les gens que nous voyons tous les jours. Et comme un excellent portrait nous demande de l'admiration, quoique nous n'en ayons point pour la personne dépeinte, de même on peut dire que des histoires fabuleuses bien décrites et sous des noms empruntés font plus d'impression sur notre esprit que les vrais noms et les vraies aventures ne sauraient faire. C'est ainsi que celui qui contrefait le bossu devant un autre bossu lui fait bien mieux sentir son fardeau que la vue d'un autre homme qui aurait une pareille incommodité. C'est ainsi que l'histoire fabuleuse de Lucrèce, que tu verras dans ce livre, a guéri, à ce qu'on m'a assuré, une fille fort considérable de la ville de l'amour qu'elle avait pour un marquis, dont la conclusion, selon toutes les apparences, eût été semblable. Voilà comment, Lecteur, je te donne des drogues éprouvées. Toute la grâce que je te demande, c'est qu'après t'avoir bien averti qu'il n'y a rien que de fabuleux dans ce livre, tu n'ailles point rechercher vainement quelle est la personne dont tu croiras reconnaître le portrait ou l'histoire, pour l'appliquer à Monsieur un tel ou à Mademoiselle une telle, sous prétexte que tu y trouveras un nom approchant ou quelque caractère semblable. Je sais bien que le premier soin que tu auras en lisant ce roman, ce sera d'en chercher la clef ; mais elle ne te servira de rien, car la serrure est mêlée. Si tu crois voir le portrait de l'un, tu trouveras les aventures de l'autre : il n'y a point de peintre qui, en faisant un tableau avec le seul secours de son imagination, n'y fasse des visages qui auront l'air de quelqu'un que nous connaissons, quoiqu'il n'ait eu dessein que de peindre des héros fabuleux. Ainsi, quand tu apercevrais dans ces personnages dépeints quelques caractères de quelqu'un de ta connaissance, ne fais point un jugement téméraire pour dire que ce soit lui ; prends plutôt garde que, comme il y a ici les portraits de plusieurs sortes de sots, tu n'y rencontres le tien : car il n'y a presque personne qui ait le privilège d'en être exempt, et qui n'y puisse remarquer quelque trait de son visage, moralement parlant. Tu diras peut-être que je ne parle point en libraire, mais en auteur ; aussi la vérité est-elle que tout ce que je t'ai dit a été tiré d'une longue préface que l'auteur même avait mise au-devant du livre. Mais le malheur a voulu qu'ayant été fait il y a longtemps par un homme qui s'est diverti à le composer en sa plus grande jeunesse, il lui est arrivé tous les accidents à quoi les premiers feuillets d'une vieille copie sont sujets. Et comme maintenant ses occupations sont plus sérieuses, cet ouvrage n'aurait jamais vu le jour si l'infidélité de quelques-uns à qui il l'avait confié ne l'avait fait tomber entre mes mains. C'est pourquoi je ne t'ai pu donner la préface entière ; j'en ai tiré ce que j'ai pu, aussi bien que de plusieurs autres endroits du livre, que j'ai fait accommoder à ma manière. J'en ai fait ôter ce que j'y ai trouvé de trop vieux, j'y ai fait ajouter quelque chose de nouveau pour le mettre à la mode. Si tu y trouves du goût, je ferai rajuster de même la suite, dont je te ferai un pareil présent, si tu as agréable de le bien payer.

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