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Flaubert, Madame Bovary, I, 9.

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Flaubert, Madame Bovary, I, 9. Dans l'après-midi, quelquefois, une tête d'homme apparaissait derrière les vitres de la salle, tête hâlée, à favoris noirs, et qui souriait lentement d'un large sourire doux à dents blanches. Une valse aussitôt commençait, et, sur l'orgue, dans un petit salon, des danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en culotte courte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapés, les consoles, se répétant dans les morceaux de miroir que raccordait à leurs angles un filet de papier doré. L'homme faisait aller sa manivelle, regardant à droite, à gauche et vers les fenêtres. De temps à autre, tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune, il soulevait du genou son instrument, dont la bretelle dure lui fatiguait l'épaule ; et, tantôt dolente et traînarde, ou joyeuse et précipitée, la musique de la boîte s'échappait en bourdonnant à travers un rideau de taffetas rose, sous une grille de cuivre en arabesque. C'étaient des airs que l'on jouait ailleurs sur les théâtres, que l'on chantait dans les salons, que l'on dansait le soir sous des lustres éclairés, échos du monde qui arrivaient jusqu'à Emma. Des sarabandes à n'en plus finir se déroulaient dans sa tête, et, comme une bayadère sur les fleurs d'un tapis, sa pensée bondissait avec les notes, se balançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse. Quand l'homme avait reçu l'aumône dans sa casquette, il rabattait une vieille couverture de laine bleue, passait son orgue sur son dos et s'éloignait d'un pas lourd. Elle le regardait partir.

« Le Bovarysme, se définissant comme une évasion dans l’imaginaire par insatisfaction, doit son nom à l’héroïne Flaubertienne de Madame Bovary, Emma Bovary.

Le roman est, en effet, centré sur un personnage qui tente d’échapper à l’ennui et la médiocrité de son mariage en cédant à la rêverie et à la construction fantasmée d’un monde romantique.

L’extrait présente la description d’une scène musicale qu’Emma Bovary observe depuis « les vitres de la salle ».

A l’image de cette séparation concrète entre Emma et le monde extérieur, un fossé se creuse entre la scène observée (un musicien jouant dans la rue) et la scène embellie par le fantasme (« dans un petit salon », « morceaux de miroir », « papier doré »).

Quelle scène se déroule ici à travers les regards croisés d’Emma Bovary et du narrateur ? Quelle vision du monde, centrée sur cette capacité du personnage à s’extraire du réel est ainsi mise en évidence ? Quel processus d’écriture l’auteur met-il en place pour dévoiler l’intériorité de son héroïne et, en parallèle, prendre ses distances par rapport à celle-ci ? De « la valse » jouée par l’homme aux « airs que l’on jouait ailleurs » : la rêverie d’Emma Bovary à partir d’une scène musicale - La scène est filtrée par le regard d’Emma Bovary qui se trouve à l’intérieur et regarde par la fenêtre (« derrière les vitres de la salle »).

La présence de son regard est explicitement établie à la fin de l’extrait : « Elle le regardait partir », de même, sa vision intérieure est marquée par les termes : « dans sa tête », « sa pensée bondissait ».

Est donc mise en scène, les adverbes « quelquefois », « lentement » et la comparaison « comme une bayadère sur les fleurs d’un tapis » en sont les principaux indicateurs. - Le texte délivre la description d’une scène musicale traitée sur le mode de la répétition, ainsi que l’exposent les indicateurs temporels : « dans l’après midi », « quelquefois », auxquels se conjuguent des imparfaits de répétition : «apparaissait », « rabattait », « s’éloignait ».

Le choix de ce mode répétitif semble mettre en évidence les affres de l’habitude à laquelle se combine inévitablement la notion d’ennui ou de lassitude, emblématisée par l’expression « à n’en plus finir ». - L’extrait est gouverné par un mouvement continu de l’intérieur vers l’extérieur et de l’extérieur vers l’intérieur.

L’occurrence des termes « vitres » et « fenêtres » qui émaillent la description symbolise la séparation de ces deux espaces ; le passage de l’un à l’autre se faisant par l’intermédiaire de l’observatrice, Emma Bovary.

On assiste, en effet, à un balancement perpétuel entre la scène vue et l’imagerie qu’elle invoque dans les pensées de l’héroïne.

Le parallélisme entre la phrase « Une valse aussitôt commençait » et « des sarabandes à n’en plus finir se déroulaient dans sa tête » emblématise cette oscillation permanente. « De rêve en rêve », le fossé entre Emma Bovary et la réalité qu’elle perçoit par « échos » : une vision romantique du monde - On retrouve au fil du texte l’empreinte d’un imaginaire romantique –soit qui embellit et idéalise le réel, ne se suffisant pas de ce dernier-, abreuvée de lecture : « petit salon », « morceaux de miroir » « papier doré » (allusion aux romans précieux peut-être… ?).

Le défilé de personnages hauts en couleurs : « danseurs hauts comme le doigts, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes en habits noirs, messieurs en culotte courte » renvoie à une vision du monde hyperbolisée, et comme exaltée par le procédé d’énumération. - L’échappatoire que constitue la rêverie est l’apanage du personnage d’Emma Bovary.

Les choses qu’elle observe en appellent d’autres, par résonance : les termes imprécis « ailleurs », « échos du monde » teintent la description d’onirisme.

L’incessant vagabondage des pensées d’Emma, traduit par les expressions « sa pensée bondissait avec les notes », « se balançait de rêve en rêve », traduit la déprise du personnage par rapport au réel.

Cet éloignement progressif est parachevé par la dernière phrase de l’extrait « Elle le regardait partir », expression d’un désir inassouvi de fuite. - La métaphore filée de l’enfermement permet également de lire une condamnation de la médiocrité du mariage et du piège qu’il peut représenter.

Les personnages imaginés par Emma (et notamment les « danseurs hauts comme le doigts ») semblent eux-mêmes tout droit sortis d’une boîte à musique.

L’imaginaire développé par l’héroïne flaubertienne serait donc lui-même étriqué, réduit, par exemple, aux représentations des romans qu’elle lit et qui restreignent inévitablement le champ de ses connaissances –puisqu’elle s’intéresse principalement aux romans d’amour -.

Les termes opposés « derrière les vitres », « boîte » « ailleurs » « monde » soulignent le décalage entre le corps d’Emma –« prisonnier » à l’intérieur- et son esprit dont le vagabondage s’apparente aux envolées de la musique : « La musique de la boîte s’échappait en bourdonnant », « sa pensée bondissait avec les notes ». Une écriture qui cultive la distance : les jeux de la narration - La narration flaubertienne joue sur les points de vue et laisse des indices pour pénétrer à la fois l’âme de son héroïne, et, en demi-teinte, la sienne.

Le système des temps place immédiatement la scène sous le signe du rêve (on pourrait parler d’imparfait onirique « commençait », « souriait », « regardait ») et de la répétition (« dans l’après-midi, quelquefois ») ce qui confère à la description un caractère obsessionnel.

Les redondances sonores avec l’allitération en [d] « d’un large sourire doux à dents blanches » et lexicales « souriait (…) d’un large sourire », les répétitions « tournaient, tournaient » sont autant d’effets d’insistance qui marquent la distance du narrateur flaubertien. - Les jeux d’opposition entre la rêverie d’Emma et le prosaïsme de la réalité provoquent des cassures au sein du texte et rappellent par ce biais l’héroïne à son triste quotidien.

A la transfiguration finale de l’ennui d’Emma, dont le banal état d’âme semble élevé par l’expression « se balançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse », succède une rechute triviale vers des constatations matérielles et prosaïques : « quand l’homme avait reçu l’aumône dans sa casquette, il rabattait une vieille couverture de laine bleue ».

Le narrateur parsème le texte de termes prosaïques pour prendre ses distances par rapport à l’idéalisme de son héroïne.

On retrouve ainsi les termes « long jet de salive brune », « tête hâlée » et surtout l’expression « la bretelle dure lui fatiguait l’épaule » qui vient rappeler la présence corporelle du musicien qu’Emma semble oublier (« c’était des airs », « des sarabandes »…). - Par le discours indirect libre, Flaubert fait parler l’intériorité d’Emma Bovary à travers une description qui se fait reflet de son état d’âme. L’écriture cultive, par des jeux d’opposition, la présence d’un fossé entre Emma Bovary et la réalité prosaïque qu’elle refuse de voir.

Mais la distance que conserve le narrateur vis-à-vis du romantisme exacerbé de son personnage transcende, par une écriture virtuose car multiple, l’ordinaire qu’il dépeint –une femme en proie à l’ennui et qui prolonge la réalité brute des faits en l’enjolivant-.

Ce caractère double de l’écriture (empathie et distance) est emblématisé par la comparaison « comme une bayadère sur les fleurs d’un tapis » qui mélange un fait se côtoyer des un lexique élevé (« bayadère », « fleurs ») et on ne peut plus quotidien, voire terre à terre (« tapis »).. »

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