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FLAUBERT - Éducation sentimentale - deuxième partie

Extrait du document

Alors, elle prit sur le poêle une bouteille de vin de Champagne, et elle le versa de haut, dans les coupes qu'on lui tendait. Comme la table était trop large, les convives, les femmes surtout, se portèrent de son côté, en se dressant sur la pointe des pieds, sur les barreaux des chaises, ce qui forma pendant une minute un groupe pyramidal de coiffures, d'épaules nues, de bras tendus, de corps penchés ; — et de longs jets de vin rayonnaient dans tout cela, car le Pierrot et Arnoux, aux deux angles de la salle, lâchant chacun une bouteille, éclaboussaient les visages. Les petits oiseaux de la volière, dont on avait laissé la porte ouverte, envahirent la salle, tout effarouchés, voletant autour du lustre, se cognant contre les carreaux, contre les meubles ; et quelques-uns, posés sur les têtes, faisaient au milieu des chevelures comme de larges fleurs. Les musiciens étaient partis. On tira le piano de l'antichambre dans le salon. La Vatnaz s'y mit, et, accompagnée de l'Enfant de choeur qui battait du tambour de basque, elle entama une contredanse avec furie, tapant les touches comme un cheval qui piaffe, et se dandinant de la taille, pour mieux marquer la mesure. La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet faisait la roue, la Débardeuse se disloquait comme un clown, le Pierrot avait des façons d'orang-outang, la Sauvagesse, les bras écartés, imitait l'oscillation d'une chaloupe. Enfin tous, n'en pouvant plus, s'arrêtèrent ; et on ouvrit une fenêtre. Le grand jour entra, avec la fraîcheur du matin. Il y eut une exclamation d'étonnement, puis un silence. Les flammes jaunes vacillaient, en faisant de temps à autre éclater leurs bobèches ; des rubans, des fleurs et des perles jonchaient le parquet ; des taches de punch et de sirop poissaient les consoles ; les tentures étaient salies, les costumes fripés, poudreux ; les nattes pendaient sur les épaules ; et le maquillage, coulant avec la sueur, découvrait des faces blêmes, dont les paupières rouges clignotaient. FLAUBERT - Éducation sentimentale - deuxième partie

« Dans L'Éducation sentimentale, en partie inspirée de souvenirs personnels, Flaubert évoque, l'itinéraire spirituel et amoureux d'un jeune homme, Frédéric Moreau, partagé Le commentaire composé entre l'amour idéalisé et platonique qu'il porte à une jeune femme mariée, Marie Arnoux, et une liaison plus sensuelle avec une courtisane, Rosanette.

Cet extrait raconte une soirée costumée chez cette dernière, de l'apothéose au déclin du petit matin, dans un cheminement comparable à l'orgie chez le banquier Taillefer dans La Peau de chagrin de Balzac. On verra comment Flaubert est conscient du caractère extraordinaire que représente la fête, rupture avec le quotidien, et comment il rend son évolution vers la" tristesse et la laideur. Les sociologues ont analysé la fête en général et s'accordent à voir en celle-ci une manifestation contre la routine quotidienne et l'ordre établi.

La fête se caractérise donc par l'excès (de nourriture, de boisson), par un comportement humain radicalement différent, exacerbé dans le cas du carnaval, par le port de costume et de masque qui autorise à changer d'identité et parfois même de place au sein de la société. La fête chez Rosanette conserve ses principaux aspects.

Si le repas n'est pas directement évoqué, on peut penser que l'extrait se situe après puisque les convives siègent autour d'une table : « Comme la table était trop large...

».

Flaubert met plus l'accent sur les boissons.

Il évoque le vin de Champagne dans le premier paragraphe, signe de fête et de gaieté : « Alors elle prit [...] une bouteille de vin de Champagne, et elle le versa de haut, dans les coupes qu'on lui tendait ».

D'autres boissons sont citées comme le punch, généralement flambé, dont est friand le XIXe siècle et que le père Bovary, par exemple, confectionne lors du mariage de Charles et d'Emma : « des taches de punch et de sirop poissaient les consoles ». La fête suppose l'abondance qui apparaît ici dans la façon dont Rosanette verse le Champagne (« de longs jets de vin rayonnaient dans tout cela ») d'autant plus qu'on ouvre trois bouteilles en même temps : « le Pierrot et Arnoux, aux deux angles de la salle, lâchant chacun une bouteille, éclaboussaient les visages ». La fête exige également un rassemblement.

Outre les musiciens, qui sont partis, on dénombre ici au moins quatre femmes (Rosanette, la Vatnaz, la Sauvagesse, la Débardeuse) et cinq hommes (le Pierrot, Arnoux, l'Enfant de chœur, Frédéric, Hussonnet).

La musique (avec les musiciens, puis quand la Vatnaz se met au piano accompagnée au tambour de basque par l'Enfant de chœur) et la danse sont bien sûr de la partie.

Le déguisement contribue à rompre avec la vie quotidienne.

Les costumes cités, en effet, sont tous des transgressions.

Rosanette est habillée en homme (elle change de sexe), l'Enfant de chœur rompt la distinction entre laïcs et religieux, la Sauvagesse nie la civilisation, la Débardeuse joue avec les classes sociales.

Leur façon de danser accentue encore le décalage : « l'Enfant de chœur battait du tambour de basque [...], la Débardeuse se disloquait comme un clown, le Pierrot [qui est traditionnellement mélancolique] avait des façons d'orang-outang, la Sauvagesse [...] imitait l'oscillation d'une chaloupe ». La fête est la négation de l'ordre, des habitudes, du raisonnable.

Cette impression de liberté apparaît dans le premier paragraphe, dans la façon qu'ont Rosanette, le Pierrot et Arnoux de verser le Champagne.

De même on libère les oiseaux : « les petits oiseaux de la volière, dont on avait laissé la porte ouverte, envahirent la salle [...] ».

Cette liberté permet à chacun de s'exprimer, d'aller au bout de lui-même ce qui apparaît dans le second paragraphe consacré à la danse.

« On tira le piano de l'antichambre dans le salon» (ce qui est contre l'ameublement habituel donc).

L'excès règne en maître comme le montrent les termes qualifiant le jeu de la Vatnaz et la façon dont les convives dansent : « avec furie, tapant les touches, n'en pouvant plus ».

Les comparaisons soulignent la violence de la danse : « comme un cheval qui piaffe », « comme un clown », « des façons d'orang-outang », « l'oscillation d'une chaloupe ». L'excès va de pair avec le manque de soin.

La fête s'associe souvent à la destruction.

Si le premier paragraphe demeure très esthétique en dépit des extravagances commises avec le Champagne, le dernier dévoile les dégâts matériels entre autres : «des taches de punch et de sirop poissaient les consoles ; les tentures étaient salies». La réception chez Rosanette concentre les différents caractères généraux que les sociologues s'accordent à reconnaître à la fête : réunion de convives, abondance de mets et de boissons, libération des individus dans la musique, la danse, voire la violence, dégâts matériels...

La fête ne se déroule cependant pas uniformément, Flaubert insiste sur l'écoulement du temps et les différentes atmosphères qui la jalonnent. Le texte est divisé en trois paragraphes évoquant trois moments différents de la fête.

Ces phases soulignent l'écoulement du temps et créent des effets d'opposition qui introduisent une note pessimiste. Le premier paragraphe correspond à l'apothéose de la fête.

Rosanette, la maîtresse de maison, dirige la fête en versant le Champagne, symbole de la fête. C'est une description esthétique, placée sous le signe de la beauté.

Tout concourt à la perfection : le tableau des femmes (« ce qui forma pendant une minute un groupe pyramidal de coiffures, d'épaules nues, de bras tendus, de corps penchés »), les coiffures, les petits oiseaux lâchés qui forment comme « de larges fleurs » et les « jets » de Champagne.

C'est un véritable tableau, cadré, avec une composition étudiée. Le second paragraphe est un récit fait au passé simple, sous le signe de l'excès.

La musique, la danse ou plutôt sa caricature sous forme de gesticulation le caractérisent. Le troisième paragraphe renoue avec la description.

C'est la fin de la fête et, contrairement au premier, il est sous le signe de la laideur et de la destruction. Cette description réaliste insiste sur les dégâts matériels, la fatigue.

On glisse d'un paragraphe à l'autre grâce aux indications temporelles.

Le premier paragraphe correspond à un instant privilégié, esthétique mais court comme le souligne l'emploi de « alors, pendant une minute » et.

le passé simple.

Le second paragraphe se place plus tard, du milieu de la nuit (« les musiciens étaient partis ») jusqu'à l'aube.

Il dure plus longtemps puisque Flaubert précise : « Enfin tous, n'en pouvant plus, s'arrêtèrent.

» Le troisième paragraphe est localisé dans le temps : « le grand jour, la fraîcheur du matin ».

La description des dégâts montre que le temps a passé : les costumes sont fripés, les coiffures et les parures défaites (« des rubans, des fleurs et des perles jonchaient le parquet », « les nattes pendaient sur les épaules »), les invités sont fatigués (« des faces blêmes », « les paupières rouges »), les maquillages tournent (« le maquillage coulant avec la sueur »).

Les bougies sont totalement consumées et les flammes font éclater les bobèches. Ces paragraphes de ton si différent s'opposent les uns avec les autres.

On passe de la beauté à la laideur, de l'illusion à la triste réalité.

Le premier paragraphe est un tableau esthétique, raffiné : le décor, les actions, les femmes et leurs coiffures concourent à donner à cet instant sa perfection.

A cette beauté, il faut opposer la laideur qui se dégage du dernier paragraphe, qui semble évoquer la fin d'une orgie très comparable au festin chez le banquier Taillefer dans La Peau de chagrin de Balzac.

Parallèlement, la fantaisie régnant dans le premier paragraphe, les costumes et la gesticulation forcenée sont autant d'efforts pour transformer la réalité qui apparaît au grand jour.

La fête n'est qu'illusion, c'est la sévère leçon du petit matin. Cette description d'une fête costumée chez Rosanette retrouve les différentes caractéristiques de la fête dégagées par les sociologues, comme l'abondance de mets, le rassemblement des convives et la volonté de rompre avec l'ordre établi et la coutume.

Flaubert insiste sur les différentes phases de la réception, ses différentes atmosphères et son pessimisme le conduit à souligner combien la fête est une parenthèse, une illusion.

La fin de la fête est symbole de tristesse, de laideur, peut-être en accord avec le cheminement du héros Frédéric Moreau incapable de vivre son amour romantique pour Marie Arnoux et qui tente d'oublier celle-ci dans la liaison sensuelle avec Rosanette.. »

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