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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les soirs) - Au loin

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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les soirs) - Au loin Ancres abandonnées sous des hangars maussades, Porches de suie et d'ombre où s'engouffrent des voix, Pignons crasseux, greniers obscurs, mornes façades Et gouttières régulières, au long des toits ; Et blocs de fonte et crocs d'acier et cols de grues Et puis, au bas des murs, dans les caves, l'écho Du pas des chevaux las sur le pavé des rues Et des rames en cadence battant les flots ; Et le vaisseau plaintif, qui dort et se corrode Dans les havres et souffre ; et les appels hagards Des sirènes et le mystérieux exode Des navires silencieux, vers les hasards Des caps et de la mer affolée en tempêtes ; Ô mon âme, quel s'en aller et quel souffrir ! Et quel vivre toujours, pour les rouges conquêtes De l'or ; quel vivre et quel souffrir et quel mourir ! Pourtant regarde au loin s'illuminer les îles, Fais ton rêve d'encens, de myrrhe et de corail, Fais ton rêve de fleurs et de roses asiles, Fais ton rêve éventé par le large éventail De la brise océane, au clair des étendues ; Et songe aux Orients et songe à Benarès, Songe à Thèbes, songe aux Babylones perdues, Songe aux siècles tombés des Sphinx et des Hermès ; Songe à ces Dieux d'airain debout au seuil des porches, A ces colosses bleus broyant des léopards Entre leurs bras, à ces processions de torches Et de prêtres, par les forêts et les remparts, La nuit, sous l'oeil dardé des étoiles australes ; Ô mon âme qu'hallucinent tous les lointains ! Songe aux golfes, songe aux déserts, songe aux lustrales Caravanes, en galop blanc dans les matins ; Songe qu'il est peut-être encor, par la Chaldée, Quelques pâtres pleins de mystère et d'infini Dont la bouche jamais n'a pu crier l'idée ; Et va, par ces chemins de fleurs et de granit, Et va si loin et si profond dans ta mémoire, Que l'heure et le moment s'abolissent pour toi. Impossible ! - Voici la boue et puis la noire Fumée et les tunnels et le morne beffroi Battant son glas dans la brume et qui ressasse Toute ma peine tue et toute ma douleur, Et je reste, les pieds collés à cette crasse, Dont les odeurs montent et puent jusqu'à mon coeur.

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