Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les blés mouvants) - Les meules
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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les blés mouvants) - Les meules Comme des tentes pour les blés Les grandes meules fraternelles Se rassemblent l'hiver sur les champs isolés Et l'autan noir rôde autour d'elles Les solides faucheurs du bourg Les ont, sous la rude pesée De leurs fermes genoux et de leurs coudes lourds, Dûment, sur le sol dur, tassées. Les grains sont tournés au-dedans, Mais au-dehors pointent les pailles Avec leur lame aiguë, avec leur bout mordant, Comme des lances en bataille. Chaque meule est dard et couteau Contre ce qui tord, use ou case, Contre les dents du gel et les griffes de l'eau Et les grands vents trouant l'espace. Ainsi, pendant les mois de rage ou de torpeur, Se recueille, sans défaillir, leur force close. Le grain, qui doucement au fond d'elles repose, Y vit d'une vie ample et sourde comme un coeur. Loin du bourg où retentissent les attelages Et qui tille le chanvre et qui bat le méteil, Avec leurs chaumes d'or sous un pâle soleil, Elles forment là-bas, comme un autre village Le silence circule autour d'elles, et, lent, S'en vient dormir, le soir, auprès du blé qui rêve. La lune monte et luit et le gel brusque enlève Tout nuage au ciel torpide et somnolent ; Et les meules alors, sous les astres sans nombre, Semblent se redresser plus haut que les maisons Et tout à coup atteindre et barrer l'horizon Si loin sur les champs nus se prolongent leurs ombres. Mais dès que cessent les temps froids Et qu'une écume de verdure Mousse à la cime innombrable des bois, Toutes les meules à la fois S'illuminent sur la plaine moins dure. L'aile du vent bat du Midi, Tout chant d'oiseau semble un présage. L'alouette bondit et rebondit En un vol saccadé vers les plus hauts nuages. Les vieilles gens quittent leur seuil. Oh ! cette heure où les meules Lasses enfin d'être seules Font bel accueil A ceux que l'hiver grisâtre A fiancés au coin de l'âtre Et leur prêtent pour qu'ils s'aiment dans le mystère L'ombre immense qu'elles étendent sur la terre. Ils s'en viennent, chacun par un chemin à soi Longeant les clos jusqu'à la plaine, Et leurs pas sont pressés dès qu'ils quittent leur toit Et courte et brusque est leur haleine. Ils sont déjà l'un à l'autre, bien que leurs pas Soient encor loin des grandes meules ; Ils se tendent leurs coeurs ; ils se tendraient leurs bras S'ils étaient seuls sur les éteules. Et quand ils se sont joints, ils s'étreignent si fort Qu'on dirait deux gerbes de paille Qu'un large poing serre entre elles, et noue et tord Autour des cornes des aumailles. Le baiser ferme et cru court soudain sur leur peau, Leurs corps l'un de l'autre s'enivrent, Leur désir retenu, ainsi qu'un chien sous l'eau, Mord, s'affole, et se délivre. Mais jusqu'au moindre râle et jusqu'au moindre cri De leurs spasmes réunis Tout s'étouffe dans l'ombre et le vent qui circule De meule en meule, au crépuscule. Et maintenant que s'en viennent des bourgs lointains Ceux qui transportent les graines et les pailles Vers la grange de chaume où les fléaux travaillent, Les meules ont vécu leur gloire et leur destin. Elles croulent l'une après l'autre au soir penchant Dans le vide tragique et ténébreux des champs. Le sol redevient vert où se tassait leur masse. Et seuls les amants clairs qui forgent l'avenir Gardent encor dans leur coeur fou le souvenir Des meules projetant leur ombre dans l'espace.
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