Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les blés mouvants) - Le ménétrier
Extrait du document
Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les blés mouvants) - Le ménétrier Soir de juillet torride et sec. Serrant le bois sonore au creux de son épaule, Un joueur de rebec S'est lentement assis et joue au pied d'un saule. Il chante pour lui seul et ne voit pas Qu'en ce déclin du jour se rapprochent des pas Sous les arbres, au long des routes ; Et qu'on se glisse derrière les troncs Et qu'à demi cachés apparaissent des fronts De jeunes filles qui l'écoutent. Il sait rythmer en ses chansons Toute la ronde des saisons, Mais aujourd'hui, seul lui importe De célébrer les humbles clos Avec leur vie et leurs travaux Et leur repos Quand, au soir descendant, on verrouille la porte. Il a chanté d'abord L'aube aux mains d'or Qui passe en frissonnant sur la cime des hêtres Et qui s'en vient, pour réveiller Les fronts pesants sur l'oreiller, Frapper chaque matin à la même fenêtre. Il a chanté encor Le bûcheron alerte et fort Qui s'enfonce sous bois pour reprendre sa tâche Et dont reluit soudain dans les massifs vermeils, En plein soleil, La hache. Il a chanté d'un gosier ferme et plein La charrue entaillant les glaises violettes, L'homme aux bras durs qui bêche et qui halète Et sa femme à genoux qui bine un champ de lin ; Il a chanté, et maintenant il chante La sieste de midi sous les branches pesantes ; L'horizon par les vents doucement secoué ; Les longs troupeaux en marche à travers route et plaine Dont les dos inégaux et mouvants sous la laine Apparaissent au loin comme un champ remué ; Son rythme vit et fait trembler les vieux villages Du quadruple galop d'un volant attelage ; Avec son mince archet mordant son rebec faux, Il imite le bruit court et sifflant des faux Ou le cri du grillon sous la fine poussière. Il chante le beau gars, debout dans la lumière, Qui s'étanche le front du revers de sa main. Il indique le geste ondoyant d'un chemin Qui s'incurve et s'éploie et contourne la haie. Un bruissement s'entend sous la grande futaie Et voici qu'à leur tour les bêtes au poil roux Sortent de l'ombre et se hasardent Et se glissent et s'approchent et, tout à coup, Avec des yeux fixes et doux, L'environnent et le regardent. Le chant s'est arrêté et l'archet suspendu Ne semble plus glisser que sur un rai de lune. Les étoiles, là-haut, scintillent une à une ; Un tel silence autour des bois s'est répandu Qu'on croirait qu'il s'étend jusqu'au bout de la terre. Doucement, lentement, le vieux ménétrier Se lève et puis s'en va par le prochain sentier Et puis s'efface et disparaît dans le mystère Autoritaire.
Liens utiles
- Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les blés mouvants) - Les meules
- Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les blés mouvants) - Le chant de l'eau
- Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les blés mouvants) - A Pâques
- Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les blés mouvants) - Les ombres
- Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les blés mouvants) - L'orage