Carlo Gozzi
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Carlo Gozzi
1720-1806
Pointilleux, emberlificoté, glapissant et violemment pittoresque, bref, un de ces personnages comme on en trouve chez Dickens ou
chez Dostoïevski, le comte Carlo Gozzi a tout fait pour se présenter à la postérité sous un aspect avenant et philosophique, avec des
traits d'ingénu et le rire cristallin de l'innocence.
Néanmoins, et malgré tous ses efforts, il n'a pu empêcher que la lecture de son
autobiographie, à laquelle il a donné le titre engageant de Mémoires inutiles, nous laisse de lui une image où ingénuité et douceur de
caractère se teintent fortement de l'humeur et même de l'aigreur des originaux apparentés à l'illustre Donald Duck.
Était-il vraiment Vénitien ? Était-il vraiment patricien ? Oui ; ou plutôt, pas tout à fait, car il est aussi de ceux que le sort met toujours
un peu en marge.
Certes, il est né à Venise, en 1720, mais sa famille est originaire du Frioul, où elle possède de petites terres.
Certes,
il y a parmi ses ancêtres un Gozzi qui, au XIVe siècle, fut un fameux guerrier, mais ses parents peuvent tout au plus être rangés dans
une bonne et simple noblesse campagnarde.
En tout cas, durant les quatre-vingt-huit ans de sa longue vie, il se situera toujours,
socialement parlant, parmi les réactionnaires intégraux — réaction et non-conformisme vont, on le sait, souvent de pair — et cet
irascible et éternel enfant, qui verra s'écrouler devant Napoléon la République Sérénissime et s'élever sur les ruines de sa patrie un
monde incompréhensible, ne retiendra de ces nouveautés que le mot "démocratie", pour le prononcer, du reste, sur le mode
sardonique, et, s'il lui arrive d'écrire "Liberté" et "Égalité" en tête de ses préfaces, "Fraternité" n'y figure jamais...
Mais ce ne sont ni les droits de l'homme et du citoyen, ni les sursauts d'agonie d'une société sur son déclin qui occupèrent l'existence
de Carlo Gozzi.
Non, celle-ci fut tout entière remplie, successivement et le plus souvent concurremment, par trois grands sujets.
Premier sujet : les histoires de famille, et il faut entendre par là les incompatibilités d'humeur, les conflits d'intérêts, les maladies, etc.
Sixième de onze enfants, Carlo est en paix armée avec les uns et les autres, mais en butte à l'hostilité de la femme de son frère aîné
(celui-ci aussi fameux écrivain que Carlo, et même plus fameux à en croire les auteurs de manuels, mais à la vérité polygraphe aussi
fade qu'invertébré, avait pris pour épouse une poétesse répondant au nom d'Arminda Partenide qui, s'autorisant de la primogéniture,
ruinait calmement les Gozzi).
Il s'en va à vingt et un ans guerroyer en Dalmatie, où il semble surtout avoir joué la comédie (en
travesti) et caressé quelques filles sales et mineures (treize ans, précise-t-il lui-même).
Trois ans plus tard, il rentre à Venise pour se
consacrer à ses démêlés familiaux, et cette activité le retiendra jusqu'à sa mort ou, du moins, jusqu'au moment où, en 1796, il met la
dernière main à ses mémoires faussement désabusés.
Second sujet : la persécution qu'il fait allégrement subir à Goldoni et à l'abbé Chiari, et qui l'amènera à composer pour le théâtre.
Jusque-là, il avait taquiné la Muse comme le peut un homme du monde — sonnets de circonstance et autres babioles — mais c'est
seulement vers 1747 qu'il deviendra membre de l'une des Académies vénitiennes du temps, celle des Granelleschi.
On y daube fort les
deux auteurs à la mode : Goldoni qui divertit le public en réagissant contre la commedia dell'arte et en imitant Molière, et l'abbé Chiari,
romancier et dramaturge ampoulé qui se donne pour le rival du premier et que l'on prend au sérieux.
Or le comte Carlo a une façon de
dauber qui vous tue son homme.
Il débute par le truculent poème épico-satirique intitulé La Marfisa Bizzarra, puis mis au défi de faire
mieux que ses deux têtes de Turcs, il s'exécute et obtient au théâtre des succès fabuleux (jusqu'à quinze représentations consécutives
!), à telle enseigne que Goldoni est obligé d'émigrer à Paris et l'abbé Chiari de se taire pour toujours ou presque.
Il est des gageures heureuses ; telle fut celle du comte Carlo Gozzi.
Afin de prouver que l'on peut avoir du succès avec n'importe quoi,
il avait tiré ses intrigues de vieux contes de fées, et, y mêlant Arlequin, Tartaglia et tous ces personnages de l'ancien théâtre que
Goldoni disait périmés, écrit ces pièces avec lesquelles la troupe du théâtre San Samuele va de triomphe en triomphe : l'Amour des
trois oranges, le Roi Cerf, le Corbeau, Turandot, l'Oiselet vert, et cette demi-douzaine d'autres fiabe qu'il compose en se jouant entre
1761 et 1765, dans un style assez pesant, avec des idées quelque peu confuses, mais avec une inépuisable richesse d'inventions
dramatiques et une sorte de génie de la suggestion poétique.
Et puis, en 1765, la veine créatrice de Gozzi se tarit brusquement.
Pourquoi ? Parce que l'adversaire était en fuite ? Ou bien, peut-être,
parce qu'il avait lui-même découvert les limites du genre méprisé par cet adversaire.
Mais il n'abandonne pas le théâtre pour autant.
Il
"arrange" des pièces étrangères et fabrique des divertissements pour les comédiens de Sacchi et leur garde surtout pendant quelques
années une protection qui fut peut-être même financière.
C'est que le comte Carlo a un penchant très net pour la vedette de la troupe,
Teodora Ricci, une jeune coquette qu'il a quelque peu inventée, et qui avait, sinon la beauté tout court, du moins la beauté du diable,
ainsi que, semble-t-il, la cuisse assez légère.
De cet amour et des manigances de l'aimable Teodora, naît la troisième grande affaire de
la vie du comte Carlo Gozzi.
Entre autres rivaux dans le coeur et dans les faveurs de la comédienne, celui-ci a Pier Angelo Gratarol,
secrétaire de la Sérénissime ; les Drogues d'amour, adaptation d'une pièce de Tirso de Molina, deviennent, grâce aux potins de
Teodora, à la maladresse d'un acteur et, probablement, bien qu'il s'en défende, à la perfidie de Gozzi lui-même, un pamphlet contre
l'important bureaucrate.
Scandale, exil de Gratarol, ruine de la troupe et, finalement, les Mémoires inutiles, cette bilieuse et
éblouissante autobiographie où Carlo Gozzi prolongera pendant vingt ans sa polémique contre Gratarol, puis, ce dernier décédé, contre
l'ombre de Gratarol, et, la Sérénissime disparue à son tour, contre un monde nocturne peuplé de fantômes...
Qu'eût-il fallu à Gozzi pour être vraiment un grand écrivain ? Sans doute le dialogue léger et coulant de Goldoni, et moins de prétention
à la pompe et au purisme de langage.
Avec tous ses défauts, il est néanmoins d'une modernité singulière, et, par son théâtre fiabesque
et par ce que ses mémoires ont de vaguement stendhalien (simplicité du style en moins), ce parfait et presque unique excentrique des
lettres italiennes reste l'un des précurseurs du romantisme le plus authentique, celui de Tieck et de Hoffmann...
Mais quel admirable
"grondeur" il eût fait pour une comédie de son rival !.
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