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Benjamin Constant, Adolphe, chapitre 10.

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Benjamin Constant, Adolphe, chapitre 10. Ellénore dormit longtemps. Instruit de son réveil, je lui écrivis pour lui demander de me recevoir. Elle me fit dire d'entrer. Je voulus parler ; elle m'interrompit. « Que je n'entende de vous, dit-elle, aucun mot cruel. Je ne réclame plus, je ne m'oppose à rien ; mais que cette voix que j'ai tant aimée, que cette voix qui retentissait au fond de mon coeur n'y pénètre pas pour le déchirer. Adolphe, Adolphe, j'ai été violente, j'ai pu vous offenser ; mais vous ne savez pas ce que j'ai souffert. Dieu veuille que jamais vous ne le sachiez ! » Son agitation devint extrême. Elle posa son front sur ma main ; il était brûlant ; une contraction terrible défigurait ses traits. « Au nom du ciel, m'écriai-je, chère Ellénore, écoutez-moi. Oui, je suis coupable : cette lettre... ». Elle frémit et voulut s'éloigner. Je la retins. « Faible, tourmenté, continuai-je, j'ai pu céder un moment à une instance cruelle ; mais n'avez-vous pas vous-même mille preuves que je ne puis vouloir ce qui nous sépare ? J'ai été mécontent, malheureux, injuste ; peut-être, en luttant avec trop de violence contre une imagination rebelle, avez-vous donné de la force à des velléités passagères que je méprise aujourd'hui ; mais pouvez-vous douter de mon affection profonde ? nos âmes ne sont-elles pas enchaînées l'une à l'autre par mille liens que rien ne peut rompre ? Tout le passé ne nous est-il pas commun ? Pouvons-nous jeter un regard sur les trois années qui viennent de finir, sans nous retracer des impressions que nous avons partagées, des plaisirs que nous avons goûtés, des peines que nous avons supportées ensemble ? Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque, rappelons les heures du bonheur et de l'amour ». Elle me regarda quelque temps avec l'air du doute. « Votre père, reprit-elle enfin, vos devoirs, votre famille, ce qu'on attend de vous !... - Sans doute, répondis-je, une fois, un jour peut-être... ». Elle remarqua que j'hésitais. « Mon Dieu, s'écria-t-elle, pourquoi m'avait-il rendu l'espérance pour me la ravir aussitôt ? Adolphe, je vous remercie de vos efforts : ils m'ont fait du bien, d'autant plus de bien qu'ils ne vous coûteront, je l'espère, aucun sacrifice ; mais, je vous en conjure, ne parlons plus de l'avenir... Ne vous reprochez rien, quoi qu'il arrive. Vous avez été bon pour moi. J'ai voulu ce qui n'était pas possible. L'amour était toute ma vie : il ne pouvait être la vôtre. Soignez-moi maintenant quelques jours encore ». Des larmes coulèrent abondamment de ses yeux ; sa respiration fut moins oppressée ; elle appuya sa tête sur mon épaule. « C'est ici, dit-elle, que j'ai toujours désiré mourir ». Je la serrai contre mon coeur, j'abjurai de nouveau mes projets, je désavouai mes fureurs cruelles. « Non, reprit-elle, il faut que vous soyez libre et content. - Puis-je l'être si vous êtes malheureuse ? - Je ne serai pas longtemps malheureuse, vous n'aurez pas longtemps à me plaindre ». Je rejetai loin de moi des craintes que je voulais croire chimériques. « Non, non, cher Adolphe, me dit-elle, quand on a longtemps invoqué la mort, le Ciel nous envoie, à la fin, je ne sais quel pressentiment infaillible qui nous avertit que notre prière est exaucée ». Je lui jurai de ne jamais la quitter. « Je l'ai toujours espéré, maintenant j'en suis sûre. »

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