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André Gide, Les Caves du Vatican, (1914)

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André Gide, Les Caves du Vatican, (1914) Lafcadio connaissait ce quartier et l'aimait ; quittant les rues trop fréquentées, il fit détour par la tranquille rue Vanneau où sa plus jeune joie pourrait respirer mieux à l'aise. Comme il tournait la rue de Babylone il vit des gens courir ; près de l'impasse Oudinot un attroupement se formait devant une maison à deux étages d'où sortait une assez maussade fumée. […] Lafcadio parvint au premier rang. Là sanglotait une pauvresse[1] agenouillée. « Mes enfants ! mes petits enfants ! » disait-elle. Une jeune fille la soutenait, dont la mise simplement élégante dénonçait qu'elle n'était point sa parente ; très pâle, et si belle qu'aussitôt attiré par elle Lafcadio l'interrogea. « Non, Monsieur, je ne la connais pas. Tout ce que j'ai compris, c'est que ses deux petits enfants sont dans cette chambre au second, où bientôt vont atteindre les flammes ; elles ont conquis l'escalier ; on a prévenu les pompiers, mais, le temps qu'ils viennent, la fumée aura étouffé ces petits… Dites, Monsieur, ne serait-il pourtant pas possible d'atteindre au[2] balcon par ce mur, et, voyez, en s'aidant de ce mince tuyau de descente ? C'est un chemin qu'ont déjà pris une fois des voleurs, disent ceux-ci ; mais ce que d'autres ont fait pour voler, aucun ici, pour sauver des enfants, n'ose le faire. En vain j'ai promis cette bourse. Ah ! que ne suis-je un homme !… » Lafcadio n'en écouta pas plus long. Posant sa canne et son chapeau aux pieds de la jeune fille, il s'élançait. Pour agripper le sommet du mur il n'eut recours à l'aide de personne ; une traction le rétablit ; à présent, tout debout, il avançait sur cette crête, évitant les tessons[3] qui la hérissaient par endroits. Mais l'ébahissement de la foule redoubla lorsque, saisissant le conduit vertical, on le vit s'élever à la force des bras, prenant à peine appui, de-ci, de-là, du bout des pieds aux pitons de support[4]. Le voici qui touche au balcon, dont il empoigne d'une main la grille ; la foule admire et ne tremble plus, car vraiment son aisance est parfaite. D'un coup d'épaule, il a fait voler en éclats les carreaux ; il disparaît dans la pièce… Moment d'attente et d'angoisse indicible… Puis on le voit reparaître, tenant un marmot pleurant dans ses bras. D'un drap de lit déchiré et dont il a noué bout à bout les deux lés[5], il a fait une sorte de corde ; il attache l'enfant, le descend jusqu'aux bras de sa mère éperdue. Le second a le même sort… Quand Lafcadio descendit à son tour, la foule l'acclamait comme un héros : « On me prend pour un clown », pensa-t-il, exaspéré de se sentir rougir, et repoussant l'ovation avec une mauvaise grâce brutale. Pourtant, lorsque la jeune fille, de laquelle il s'était de nouveau approché, lui tendit, confusément, avec sa canne et son chapeau, cette bourse qu'elle avait promise, il la prit en souriant et l'ayant vidée des soixante francs qu'elle contenait, tendit l'argent à la pauvre mère qui maintenant étouffait ses fils de baisers. « Me permettez-vous de garder cette bourse en souvenir de vous, Mademoiselle ? » [1] Terme renvoyant à la fois à l'apparence physique et sociale (une femme pauvre), mais en insistant sur l'effet que sa vue produit : la pitié. Au masculin, on emploierait l'expression « un pauvre diable ». [2] Aujourd'hui, on dirait atteindre le balcon. [3] Débris de verre. [4] Les pitons (» gros clous) qui fixent le tuyau au mur. [5] Morceaux de tissus.

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