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Alfred de MUSSET (1810-1857) (Recueil : Poésies nouvelles) - A mon frère, revenant d'Italie

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Alfred de MUSSET (1810-1857) (Recueil : Poésies nouvelles) - A mon frère, revenant d'Italie Ainsi, mon cher, tu t'en reviens Du pays dont je me souviens Comme d'un rêve, De ces beaux lieux où l'oranger Naquit pour nous dédommager Du péché d'Ève. Tu l'as vu, ce ciel enchanté Qui montre avec tant de clarté Le grand mystère ; Si pur, qu'un soupir monte à Dieu Plus librement qu'en aucun lieu Qui soit sur terre. Tu les as vus, les vieux manoirs De cette ville aux palais noirs Qui fut Florence, Plus ennuyeuse que Milan Où, du moins, quatre ou cinq fois l'an, Cerrito danse. Tu l'as vue, assise dans l'eau, Portant gaiement son mezzaro, La belle Gênes, Le visage peint, l'oeil brillant, Qui babille et joue en riant Avec ses chaînes. Tu l'as vu, cet antique port, Où, dans son grand langage mort, Le flot murmure, Où Stendhal, cet esprit charmant, Remplissait si dévotement Sa sinécure. Tu l'as vu, ce fantôme altier Qui jadis eut le monde entier Sous son empire. César dans sa pourpre est tombé : Dans un petit manteau d'abbé Sa veuve expire. Tu t'es bercé sur ce flot pur Où Naple enchâsse dans l'azur Sa mosaique, Oreiller des lazzaroni Où sont nés le macaroni Et la musique. Qu'il soit rusé, simple ou moqueur, N'est-ce pas qu'il nous laisse au coeur Un charme étrange, Ce peuple ami de la gaieté Qui donnerait gloire et beauté Pour une orange ? Catane et Palerme t'ont plu. Je n'en dis rien ; nous t'avons lu ; Mais on t'accuse D'avoir parlé bien tendrement, Moins en voyageur qu'en amant, De Syracuse. Ils sont beaux, quand il fait beau temps, Ces yeux presque mahométans De la Sicile ; Leur regard tranquille est ardent, Et bien dire en y répondant N'est pas facile. Ils sont doux surtout quand, le soir, Passe dans son domino noir La toppatelle. On peut l'aborder sans danger, Et dire : " Je suis étranger, Vous êtes belle. " Ischia ! C'est là, qu'on a des yeux, C'est là qu'un corsage amoureux Serre la hanche. Sur un bas rouge bien tiré Brille, sous le jupon doré, La mule blanche. Pauvre Ischia ! bien des gens n'ont vu Tes jeunes filles que pied nu Dans la poussière. On les endimanche à prix d'or ; Mais ton pur soleil brille encor Sur leur misère. Quoi qu'il en soit, il est certain Que l'on ne parle pas latin Dans les Abruzzes, Et que jamais un postillon N'y sera l'enfant d'Apollon Ni des neuf Muses. Il est bizarre, assurément, Que Minturnes soit justement Près de Capoue. Là tombèrent deux demi-dieux, Tout barbouillés, l'un de vin vieux, L'autre de boue. Les brigands t'ont-ils arrêté Sur le chemin tant redouté De Terracine ? Les as-tu vus dans les roseaux Où le buffle aux larges naseaux Dort et rumine ? Hélas ! hélas ! tu n'as rien vu. Ô (comme on dit) temps dépourvu De poésie ! Ces grands chemins, sûrs nuit et jour, Sont ennuyeux comme un amour Sans jalousie. Si tu t'es un peu détourné, Tu t'es à coup sûr promené Près de Ravenne, Dans ce triste et charmant séjour Où Byron noya dans l'amour Toute sa haine. C'est un pauvre petit cocher Qui m'a mené sans accrocher Jusqu'à Ferrare. Je désire qu'il t'ait conduit. Il n'eut pas peur, bien qu'il fît nuit ; Le cas est rare. Padoue est un fort bel endroit, Où de très grands docteurs en droit Ont fait merveille ; Mais j'aime mieux la polenta Qu'on mange aux bords de la Brenta Sous une treille. Sans doute tu l'as vue aussi, Vivante encore, Dieu merci ! Malgré nos armes, La pauvre vieille du Lido, Nageant dans une goutte d'eau Pleine de larmes. Toits superbes ! froids monuments ! Linceul d'or sur des ossements ! Ci-gît Venise. Là mon pauvre coeur est resté. S'il doit m'en être rapporté, Dieu le conduise ! Mon pauvre coeur, l'as-tu trouvé Sur le chemin, sous un pavé, Au fond d'un verre ? Ou dans ce grand palais Nani ; Dont tant de soleils ont jauni La noble pierre ? L'as-tu vu sur les fleurs des prés, Ou sur les raisins empourprés D'une tonnelle ? Ou dans quelque frêle bateau. Glissant à l'ombre et fendant l'eau À tire-d'aile ? L'as-tu trouvé tout en lambeaux Sur la rive où sont les tombeaux ? Il y doit être. Je ne sais qui l'y cherchera, Mais je crois bien qu'on ne pourra L'y reconnaître. Il était gai, jeune et hardi ; Il se jetait en étourdi À l'aventure. Librement il respirait l'air, Et parfois il se montrait fier D'une blessure. Il fut crédule, étant loyal, Se défendant de croire au mal Comme d'un crime. Puis tout à coup il s'est fondu Ainsi qu'un glacier suspendu Sur un abîme... Mais de quoi vais-je ici parler ? Que ferais-je à me désoler, Quand toi, cher frère, Ces lieux où j'ai failli mourir, Tu t'en viens de les parcourir Pour te distraire ? Tu rentres tranquille et content ; Tu tailles ta plume en chantant Une romance. Tu rapportes dans notre nid Cet espoir qui toujours finit Et recommence. Le retour fait aimer l'adieu ; Nous nous asseyons près du feu, Et tu nous contes Tout ce que ton esprit a vu, Plaisirs, dangers, et l'imprévu, Et les mécomptes. Et tout cela sans te fâcher, Sans te plaindre, sans y toucher Que pour en rire ; Tu sais rendre grâce au bonheur, Et tu te railles du malheur Sans en médire. Ami, ne t'en va plus si loin. D'un peu d'aide j'ai grand besoin, Quoi qu'il m'advienne. Je ne sais où va mon chemin, Mais je marche mieux quand ma main Serre la tienne.

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