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A propos du romancier, Marcel Proust écrit: D'un mot, il peut nous affranchir. Par lui, nous perdons notre ancienne condition pour connaître celle du général, du tisseur, de la chanteuse, du gentilhomme campagnard, la vie des champs, le jeu, la chasse, la haine, l'amour, la vie des camps... Notre infortune ou notre fortune cesse pour un instant de nous tyranniser... C'est pourquoi, en fermant un beau roman triste, nous nous sentons si heureux. Commentez et critiquez.

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Le facteur imagination domine : c'est ainsi que le type de roman qui a pris le plus d'ampleur est le roman sentimental. Là elle peut se donner libre cours, et jusqu'à divaguer. L'amour est le sentiment auquel l'homme est le plus sensible. Et c'est dans une floraison d'ouvrages que l'homme peut choisir lui-même l'amour qu'il voudrait vivre. Avec Adolphe, il sera d'abord animé d'une passion déchirante, puis sera déçu et languira. Mais si Adolphe ne lui plaît pas toujours, alors il s'imaginera que lui, désormais le héros, vit autrement, aime Ellénore pour toujours, ne languit pas et n'est pas partagé entre son devoir - son père - et son amour - sa femme. Vivant une vie idéale, il aimera une Ellénore fictive d'autant plus fortement que la véritable aura été malheureuse. Ici encore, le roman n'aura été qu'un moyen de s'évader ; ensuite il n'est qu'accessoire... Ou bien encore, le lecteur se verra pleurant au chevet de Mme Bovary, ou s'évadant avec Mme de Rénal, délaissant Mathilde, sans égards pour le véritable Julien et pour son histoire. S'il est violent et passionné par nature, il aimera une Françoise comme Buteau, en brute ; s'il est timide, il aimera Mme de Chasteller ; s'il est déçu, mais sage, il s'éloignera de Madeleine comme Dominique.

« Marcel Proust considère le romancier comme pouvant être pour nous le faiseur d'une vie nouvelle, et nous transporter de notre existence quelconque, aussi bien mouvementée, pleine de dangers ou de succès, que banale et du premier homme venu.

Le roman est et doit être un moyen d'oublier momentanément ou notre joie ou nos soucis. Enfin, ajoute-t-il, un roman bien composé, à la fois bien écrit et bien mené, un beau roman, a le pouvoir de nous rendre heureux pendant un moment, qu'il soit triste et émouvant ou déborde de joie. Le pouvoir du romancier sur les imaginations s'est constaté dès l'apparition du genre.

Les cœurs ont palpité, à la lecture des aventures de L'Astrée, les gens se sont vus, eux aussi, aimant comme Julie et Saint-Preux, d'un amour idéal et pur : particulièrement les femmes à l'âme sensible.

Puis certains romans ont déchaîné des élans d'enthousiasme, comme le Werther de Goethe introduit en France par Mme de Staël : les écrivains, à la vue de ce succès, ont persévéré dans cette voie.

Alors se sont propagés d'un pays à l'autre de nombreux romans.

On y a trouvé le moyen soit d'exprimer des idées personnelles ou philosophiques, soit de raconter simplement pour toucher. Le désir de liberté de l'époque a pu se contenter dans cette matière assez vaste.

Ce fut la découverte de grands noms : Balzac, puis Flaubert, puis Zola, plus tard Stendhal.

Le roman est donc un genre récent : cette rapide revue montre la prépondérance de plus en plus grande qu'il a prise jusqu'à notre siècle où il se développe maintenant avec une floraison étonnante et prouve l'influence qu'il a exercée par le nombre croissant de ses lecteurs. Mais si la cause de ce pouvoir est complexe et tient aussi bien des qualités du romancier que du lecteur lui-même, ses effets sont analysables ; ils ont donné naissance à un immense suives dû au fait que le roman fait vivre au lecteur une autre vie que la sienne, dont il est las : ce changement à lui seul le rend heureux.

Le bourgeois parisien a pu ainsi assister à la débâcle de l'armée française et à son encerclement dans Sedan, grâce à Zola ; de même le soldat, plus tard, a pu participer à la vie de la noblesse et de la bourgeoisie dans les salons de Nancy et de Paris avec Lucien Leuwen, comme s'il s'y était trouvé. Pris par le feu de l'action, vivant les exploits de chacun, le bourgeois pourra subir les événements dans la personne de Maurice Levasseur, simple soldat perdu dans les flots humains, ou bien assister à la longue marche de l'armée, dans celle d'un général ; il pourra voir, avec les yeux de Delaherche, les grandes lignes de la bataille ou ses petits détails atroces par ceux du Major Bauroche.

Bref, il peut vivre l'histoire, non en spectateur, mais en homme qui l'a vécue.

Et puis, au cours de sa lecture, son imagination lui fera voir tous les exploits qu'il accomplit, ou les souffrances qu'il endure, et bien d'autres choses encore qu'il inventera sans même que l'auteur le lui suggère. Mais ce n'est là qu'un aspect de l'attraction du roman : le lecteur va aussi pouvoir vivre hors de sa condition dans celle qu'il choisira.

Il pourra être le docteur Pascal probe, honnête, amoureux de la science, ou bien chercher à se faire une nouvelle vie dans les personnes de Pierre Rougon et de sa femme.

Il pourra être le simple campagnard et vivre une vie tranquille avec Bouvard ou Pécuchet, ou même le gentilhomme campagnard, comme le suggère Proust : il vivra alors la vie de Dominique de Bray, grâce à Eugène Fromentin.

Il pourra être le paysan Jean Macquart, même s'il se considère plus intelligent que lui, simplement par le seul fait qu'il vivra une autre vie, qu'il y aura un changement à la sienne.

S'il veut connaître le jeu, il fera appel à Dostoïevski.

Ainsi le roman est presque, peut-on dire, un moyen de s'aérer, de se reposer de son état.

Le noble peut être l'ouvrier, et l'ouvrier le noble.

Pour subir la haine et le mépris, ils seront martyrs en la personne de Quasimodo ; s'ils veulent haïr, ils seront la foule.

S'ils veulent souffrir, connaître des épreuves pénibles, s'ils veulent être des parias ou inspirer la pitié, alors, ils seront Jean Valjean ou bien Iohann Moritz, victime de la « vingt-cinquième heure », de l'esclavage moderne par la technique. Laisser la possibilité à l'imagination de s'exercer pleinement, * voilà donc un des facteurs les plus importants de la valeur d'un roman.

Et le bon romancier le sait.

C'est pourquoi l'on dit souvent du lecteur qu'il est, outre un personnage même t du roman, celui qui le fait vivre, le met au jour, le recrée, se trouvant ainsi, en quelque sorte, être son second auteur.

Cela explique d'ailleurs les succès différents d'un roman, d'une personne à l'autre, selon son imagination. Le facteur imagination domine : c'est ainsi que le type de roman qui a pris le plus d'ampleur est le roman sentimental.

Là elle peut se donner libre cours, et jusqu'à divaguer.

L'amour est le sentiment auquel l'homme est le plus sensible.

Et c'est dans une floraison d'ouvrages que l'homme peut choisir lui-même l'amour qu'il voudrait vivre. Avec Adolphe, il sera d'abord animé d'une passion déchirante, puis sera déçu et languira.

Mais si Adolphe ne lui plaît pas toujours, alors il s'imaginera que lui, désormais le héros, vit autrement, aime Ellénore pour toujours, ne languit pas et n'est pas partagé entre son devoir — son père — et son amour — sa femme.

Vivant une vie idéale, il aimera une Ellénore fictive d'autant plus fortement que la véritable aura été malheureuse.

Ici encore, le roman n'aura été qu'un moyen de s'évader ; ensuite il n'est qu'accessoire...

Ou bien encore, le lecteur se verra pleurant au chevet de Mme Bovary, ou s'évadant avec Mme de Rénal, délaissant Mathilde, sans égards pour le véritable Julien et pour son histoire.

S'il est violent et passionné par nature, il aimera une Françoise comme Buteau, en brute ; s'il est timide, il aimera Mme de Chasteller ; s'il est déçu, mais sage, il s'éloignera de Madeleine comme Dominique. Ainsi, en fermant Adolphe, Le Rouge et le Noir, La Terre, Dominique ou Lucien Leuwen, il aura aimé selon son désir. Riche, il aura oublié son argent et ses affaires ; pauvre, il aura oublié ses dettes* : le premier aura vécu pauvre, le second aura vécu riche.

Tous deux auront aimé pour un temps, même s'ils ont pleuré, même s'ils ont été trompés, ils auront vécu suivant leur volonté : ils seront heureux... Ces quelques exemples et une expérience personnelle montrent la puissance du romancier sur nous : en disant que « d'un mot il peut nous affranchir », Proust n'exagère pas.

Le romancier a une tâche : écrire son roman, aussi émouvant que possible pour lui-même ; mais pour la création de l'œuvre, pour sa naissance dans le monde, le jugement du public est le second facteur.

Tout ne revient pas à l'auteur ; il y a l'imagination, cette faculté qui, depuis son épanouissement chez les romantiques, est apparue comme un nouvel élément de la littérature.

La joie du lecteur vient alors du fait d'un changement, d'une évasion, d'un rêve, d'autant plus profonds, donc plus agréables, que l'imagination est plus grande.

Il y a de nos jours un tel choix, la gamme des romans est si étendue et le genre si courant, qu'un lecteur peut vivre la vie qu'il veut, quelle que soit sa condition, dans la condition qu'il désire.

Voilà le moyen, ou plutôt un moyen, malheureusement factice, de se créer une vie.

Car de nos jours, l'imagination a pour elle autre chose : bien des gens délaissent le roman pour vivre une autre vie...

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