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Walt Whitman

Extrait du document

Je n'ai jamais compris comment on peut l'appeler : "le bon poète gris". La couleur de son langage, son tempérament, son être tout entier sont bleu électrique. Je ne le considère guère comme un poète. Un barde, oui. Le barde de l'avenir. Je ne connais aucun écrivain dont la vision soit aussi vaste, aussi pénétrante que la sienne. Et c'est précisément à cause de cette vue cosmique des choses que son message n'a pas été accepté. Il est tout affirmation. Il est entièrement hors cadre. Il ne reconnaît aucune barrière d'aucune sorte, même mauvaise. Chacun peut trouver dans Whitman de quoi justifier son propre point de vue. Mais depuis Whitman personne n'est apparu qui ait pu embrasser sa pensée et la dépasser. Le Chant de la route ouverte reste une chose absolue. Il transcende les vues humaines et contraint l'homme à intégrer l'univers dans son être propre. Le poète qui est en Whitman m'intéresse bien moins que le voyant. Peut-être Dante est-il le seul poète auquel on puisse le comparer. Plus que toute autre individualité isolée, Dante incarne le monde médiéval. Whitman est l'incarnation de l'homme moderne dont nous n'avions eu, jusque-là, qu'une vague notion. La vie moderne n'avait pas encore commencé. Çà et là, des hommes sont apparus, qui nous avaient donné quelques lueurs de ce monde à venir. Whitman n'a pas seulement donné le ton fondamental de cette vie nouvelle dans le processus de la création, mais il s'est comporté comme si elle avait déjà réellement existé. Et c'est miracle qu'il n'ait pas été crucifié. Mais nous touchons là au mystère qui entoure sa vie en apparence transparente. Quiconque s'est penché sur la vie de Whitman n'a pu qu'admirer avec quelle adresse il a su conduire sa barque à travers des eaux troubles. Jamais il n'a lâché le gouvernail, jamais d'hésitation, jamais de recul, jamais de compromis. Dès son réveil ­ car c'était bien un réveil plutôt que le simple développement d'un talent créateur ­ il va de l'avant, calme, ferme, sûr de lui, certain de la victoire finale. Sans effort, il s'assure l'aide de disciples bénévoles, qui serviront à amortir les coups du destin. Il ne vit que pour livrer son message. Il parle peu, lit peu, mais réfléchit beaucoup. Néanmoins, ce n'est pas une vie contemplative qu'il mène. Il est, une fois pour toutes, dans ce monde et de ce monde. Il est mondain de toutes ses fibres, mais serein, détaché, ennemi de personne, ami de tous. Une armure magique le défend de l'intrusion libertine, de tout viol de sa personnalité. Par plus d'un trait il rappelle le Christ "ressuscité".