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Sénèque

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D'une part une vie pleine de faiblesses et de fautes, de l'autre une oeuvre qui contient toute la sagesse antique et une mort que Tacite a immortalisée. Une telle vie n'a rien pu contre une telle fin, ni contre une telle oeuvre. En quoi Sénèque peut étonner. Les faits sont connus. On vante la constance dans l'épreuve et pour échapper à l'exil on flatte bassement un affranchi. On est rappelé par Claude et en même temps que l'on écrit son éloge officiel, on le ridiculise dans cette cocasse Citrouillification. On doit tout à Agrippine et, après avoir partagé les dépouilles de Britannicus, on recommande d'achever par le fer la superbe impératrice. Pourquoi les contemporains, qui n'ignoraient rien de ces graves compromissions, ont-ils été pour Sénèque en fin de compte si indulgents ? Pourquoi Quintilien, qui lui a consacré la meilleure page de critique littéraire que l'Antiquité nous ait laissée et qui est très sévère pour cet anti-Cicéron, ne fait-il aucune allusion à son rôle politique ? Pourquoi Tacite ­ notre source essentielle ­ impitoyable en tant de chapitres pour le collaborateur d'un prince qu'il exècre, consacre-t-il pourtant plusieurs pages hagiographiques au récit de cette mort édifiante d'un nouveau Socrate, qui dans son inconscience se vantait lui-même de laisser au moins à ses amis en guise de legs l'image de sa vie, imaginem vitæ... per virtutem actæ. Les raisons sont multiples : les tyrans étaient responsables et non pas lui ; auprès de Néron il avait sauvegardé ce qu'il avait pu, avant de finir en victime et héroïque ; par son attitude sénatoriale et libérale, avait travaillé en vrai philosophe pour le bien de l'humanité. Tout cela est en partie juste. Enfin et surtout, il y avait l'oeuvre.

« Sénèque D'une part une vie pleine de faiblesses et de fautes, de l'autre une oeuvre qui contient toute la sagesse antique et une mort que Tacite a immortalisée.

Une telle vie n'a rien pu contre une telle fin, ni contre une telle oeuvre.

En quoi Sénèque peut étonner. Les faits sont connus.

On vante la constance dans l'épreuve et pour échapper à l'exil on flatte bassement un affranchi.

On est rappelé par Claude et en même temps que l'on écrit son éloge officiel, on le ridiculise dans cette cocasse Citrouillification.

On doit tout à Agrippine et, après avoir partagé les dépouilles de Britannicus, on recommande d'achever par le fer la superbe impératrice. Pourquoi les contemporains, qui n'ignoraient rien de ces graves compromissions, ont-ils été pour Sénèque en fin de compte si indulgents ? Pourquoi Quintilien, qui lui a consacré la meilleure page de critique littéraire que l'Antiquité nous ait laissée et qui est très sévère pour cet anti-Cicéron, ne fait-il aucune allusion à son rôle politique ? Pourquoi Tacite notre source essentielle impitoyable en tant de chapitres pour le collaborateur d'un prince qu'il exècre, consacre-t-il pourtant plusieurs pages hagiographiques au récit de cette mort édifiante d'un nouveau Socrate, qui dans son inconscience se vantait lui-même de laisser au moins à ses amis en guise de legs l'image de sa vie, imaginem vitæ...

per virtutem actæ.

Les raisons sont multiples : les tyrans étaient responsables et non pas lui ; auprès de Néron il avait sauvegardé ce qu'il avait pu, avant de finir en victime et héroïque ; par son attitude sénatoriale et libérale, avait travaillé en vrai philosophe pour le bien de l'humanité.

Tout cela est en partie juste.

Enfin et surtout, il y avait l'oeuvre. Dès son apparition, cette oeuvre les Dialogues (consolations et brefs traités), des Bienfaits, de la Clémence, les Questions Naturelles (un livre de physique), les cent vingt-quatre Lettres à Lucilius écrites durant les trois dernières années, et (cet esprit était universel) neuf tragédies avait exercé une vive séduction sur la jeunesse et après une courte éclipse elle allait connaître auprès des chrétiens un long succès ; Seneca soepe noster, dira déjà Tertullien.

Ce succès même explique qu'un faussaire ait eu au IVe siècle l'idée d'écrire un recueil de quatorze lettres qui auraient été échangées entre le maître de Néron et saint Paul ; l'apocryphe explique à son tour que le Moyen Âge ait sauvé en grande partie l'oeuvre du philosophe né sans doute la même année que le Christ.

Dante lui fait place dans ses limbes parmi la gente di molto valore, Pétrarque l'imite, et jusqu'à l'époque moderne son influence est grande surtout en France avec Montaigne, Corneille, Racine et Diderot qui, selon les goûts, trouvent en lui sentences, couleur tragique, style à facettes et d'une concision dont l'idée jaillit. OEuvre de philosophe, mais avant tout de moraliste.

On démontre sans peine aucune que Sénèque fonda sa pensée sur l'orthodoxie stoïcienne ; sa physique, sa théorie de la connaissance ou de l'âme, tout sort du Portique.

Mais s'il a prouvé, surtout au début de sa carrière, ses qualités de bon disciple, les raisons de sa permanence sont ailleurs.

Il a voulu dire aux hommes de son temps comment il fallait vivre et il l'a dit avec tant de chaleur, tant de vérité et tant d'esprit que les hommes de tous les temps relisent cette éternelle leçon. Sur certains points sans doute les sectes se séparent-elles : l'épicurisme préconise l'éloignement des affaires publiques (et par là s'explique l'astucieuse abstention d'un Atticus), tandis que le stoïcisme n'interdit nullement de s'occuper de politique (et par là s'explique en partie que Sénèque se soit engagé et compromis).

Mais Sénèque était un éclectique ; il avait le sentiment que l'expérience conseille de prendre de toutes mains et il avait la coquetterie d'emprunter à la maison d'en face, chez Épicure.

On était à un moment de bienheureuse universalité, d'heureuse unité.

De même que des dieux innombrables d'un Panthéon hétéroclite on avait fait Dieu, de même des coutumes et maximes les plus contradictoires on avait fait une sagesse.

Le monde romain a codifié cette sagesse commune et internationale d'un Imperium, qui était une mosaïque de nations unies.

Sénèque est, avec Cicéron, le grand rédacteur de ce code. Sur les problèmes métaphysiques il hésite.

Mais il est sur un terrain ferme quand il explique comment l'homme peut vivre au mieux. Toutes ses règles se peuvent résumer en une seule : l'homme doit savoir trouver son équilibre en lui-même sans tenir compte de ce qui ne dépend pas de lui.

Mais suivre ce précepte ne saurait avoir pour aboutissement d'isoler l'homme, qui doit toujours rejoindre les autres hommes et Dieu.

Soyons maître, de nous et nos passions dominées respecteront autrui : de cette philanthropie sont sorties les pages fameuses qui plaidaient pour les esclaves et posaient ainsi dans un monde sans pitié le problème social.

Et quand on dépasse les limites individuelles ou humaines, on se confond avec Dieu, qui se confond avec l'âme du monde.

Et cette divinité est bien proche du Dieu de l'Évangile : qu'on se rappelle Sénèque dissertant des récompenses qui attendent la vertu dans un monde meilleur, le monde que nous ouvrira le jour de notre mort, lequel est, selon une formule inoubliable, le jour de notre naissance à l'immortalité, natalis æterni. Son théâtre a la même inspiration.

Tombé dans un discrédit complet aussitôt fini ce XVIIe siècle qu'il avait inspiré, il a été remis à la mode depuis une vingtaine d'années.

Les immenses progrès que la science a récemment faits dans la connaissance de la pensée antique ont permis de mieux saisir que ses personnages mythologiques étaient des symboles tout gonflés des idées du poète.

Où l'on voyait autrefois une froide imitation d'Euripide tout juste bonne pour l'ennui d'une lecture publique, on reconnaît maintenant une actualité moderne et colorée, quelque chose comme ce que représente pour nous l'OEdipe ou le Thésée de Gide. Toute cette sagesse, Sénèque lui a donné une forme extraordinaire.

Ce sont tantôt ces poétiques morceaux de bravoure qui décrivent un ciel plein d'étoiles ou évoquent l'embrasement terminal du monde, tantôt ces images prises aux besognes quotidiennes et qui, venues de la diatribe cynique, nous font toucher l'antique.

Par ses traits surtout, par ses sentences, l'oeuvre de Sénèque constitue un trésor.

Reprenant la coutume de notre auteur lui-même ut more meo cum aliquo munusculo epistulam mittam je citerai pour finir quelques-unes de ces maximes, encore qu'elles perdent à être isolées : non est loquendum, sed gubernandum ; non vitæ, sed scholæ discimus ; miramur ex intervallo fallentia ; dubia plus torquent quam mala ; vivere militare est ; exsilia, tormenta, bella, morbos, naufragia meditare ut nullo sis malo tiro.

Ce n'est pas moi qui ai fait ce choix, mais Montaigne à travers les Essais.

Toutefois il y a une sentence qu'il n'a pas retenue et que, dans mon désir que notre morale ne s'éloigne pas trop de celle que Sénèque a prêchée aux confins de la philosophie païenne et du christianisme naissant, je livre à la méditation d'un temps où l'homme est menacé : homo sacra res homini.. »

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