PROUST - Du côté de chez Swann
Extrait du document
«
Une église à laquelle le temps a apporté la majesté des vieilles pierres, l'oeil aiguisé et admiratif d'un jeune enfant et la maturité de
l'adulte revivant amoureusement ses souvenirs font renaître cette atmosphère que seules les églises peuvent distiller.
L'âge de cette
église est imprimé dans ses pierres, offertes à la violence des saisons et des caprices du temps, et ces forces impitoyables qui ont tant
marqué l'extérieur s'opposent à la douceur des gestes pieux et au calme des mouvements de la vie séculaire intérieure du lieu ; pourtant,
les rides infligées par les années sont profondes, autant sur sa façade que dans son coeur.
Alors que l'écrivain nous montre l'érosion
impitoyable du temps, qui, malgré son acharnement, ne parvient qu'à embellir cette église, l'enfance retrouvée rappelle les souvenirs et
les impressions gravées dans un jeune esprit, aussi simple dans sa façon de caricaturer joli, ment une image religieuse qu'agile dans ses
facultés d'observation.
« Que je l'aimais ! » Cette exclamation annonce par sa spontanéité le caractère que prendra la description.
L'amour que l'enfant éprouve
lui confère le pouvoir et le droit de décrire cette église dans ses détails les plus tristes et les plus sordides en en faisant des indices de
beauté, de majesté, de douceur et à la limite de gentillesse.
Pour l'enfant, pas d'allusion au caractère religieux de l'endroit.
Il le conçoit
comme un monument précieux, comme le résultat éblouissant d'un ciselage prodigieusement
5 long, d'une recherche et d'un travail inestimables.
Le « vieux porche apparaît après la déclaration de cet amour d'une vieillesse
sympathique, accueillante, comme les bras ouverts d'une grand-mère elle aussi usée et adoucie par le temps.
Les adjectifs pourtant sont
durs : « noir, grêlé comme une écumoire, dévié et
creusé », mais notent l'impartialité et l'indifférence des intempéries.
Et c'est dans la comparaison avec le bénitier qui présente les mêmes
caractères de vieillesse que l'on comprend la valeur de ces déformations.
Ce bénitier appelle à l'imagination de l'enfant des évocations
très douces, l'humilité, la timidité, le « doux effleurement », des tableaux à la Georges de la Tour qui se sont répétés indéfiniment jusqu'à
devenir aussi destructeurs que la pluie, le vent et le froid : « Entailler la pierre de sillons comme en trace la roue des carrioles...
» Mais à
l'indifférence des éléments s'opposent l'attention, le respect et la piété des paysannes.
Ainsi les pierres du porche ont-elles un caractère
de martyres embellies par la cruauté de leurs bourreaux et la résistance qu'elles leur opposent, alors que le bénitier a pris la sainteté du
dévouement et de l'accueil perpétuel, receleur et donneur d'une eau précieuse et un peu magique grâce au pouvoir d'un magicien maître
de cette église.
De même la quotidienneté et la répétition de cette usure faite de caresses est traduite par la comparaison avec la « roue
des carrioles traçant des sillons dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours ».
Encore que cette image n'ait pas la douceur de
l'évocation des timides paysannes.
La présentation de l'église de Combray se faisant dans un ordre chronologique, après avoir passé le porche et trempé les doigts dans le
bénitier, nous parvenons à proximité du choeur.
Après la beauté des « rides » qui creusent et le porche et le bénitier, c'est le caractère
noble et spirituel de l'érosion et de l'âge qui ressort.
L'enfant, à la vue des pierres tombales, pense aussitôt à ce qui reste de ceux y
reposant.
Et une fois de plus, son amour pour l'église transforme ce qui pourrait être repoussant ou laid en un caractère de beauté et une
lettre de noblesse.
Cette poussière, restes de corps ensevelis, appelle à la spiritualité.
Et le fait qu'elle repose sous le choeur n'en
accentue que plus cet aspect mystique et religieux.
Ces pierres qui les recouvrent ne sont plus ce que l'enfant reproche aux pierres et
aux bâtiments neufs, c'est-à-dire d'être une « matière inerte et dure », mais elles ont pris cette patine et cette douceur que produisent le
glissement répété des pas du « ballet » religieux, mais aussi et encore le temps ! Le temps toujours, qui apparaît maintenant comme un
artiste plein de douceur et d'inspiration.
Le temps qui a produit les débordements de ces pierres hors de leurs limites,
qui a estompé toute la rigueur des frontières en fondant délicatement en « miel », en « flot blond », entraînant à la dérive une
majuscule..., noyant les violettes...
».
Le temps qui, à travers les mots de l'écrivain, fait appel aux sens du lecteur, avec l'évocation de ce
flot blond de miel, et celle des fleurs deux fois répétée, à travers la façon de la majuscule gothique et les dessus de la pierre, « les
violettes blanches du marbre ».
Cependant, dans cette description, rien ne traduit le silence imposant des églises, d'autant plus
impressionnant qu'il résonne des pas des visiteurs.
Ce silence n'a sans doute pas marqué l'enfant qui ne se préoccupe que de ce qui
l'entoure, et pour qui le mutisme est naturellement lié à l'admiration et à l'observation.
Cette observation minutieuse fait que, maintenant, ses yeux se portent vers le ciel de l'église, vers le jour qui donne tout l'éclat de ses «
chatoiements » aux vitraux.
Ce jour, qui, paradoxalement, apporte la lumière dans l'église lorsqu'il amène la grisaille dehors.
C'est donc
bien quelque chose de magique, une sorte de miracle, qui ne semble pas émouvoir outre mesure la logique de l'auteur.
Et pourtant ce
sont encore une fois les méfaits du climat qui apportent à la beauté calme et profonde de l'église cette lumière personnelle que le jour ne
peut revendiquer.
Sans s'attarder sur cette clarté fantastique, l'enfant est aussitôt séduit par la plus grande image, celle attirant le plus le regard : la
représentation dans le vitrail d'un personnage qui domine, de par la place qu'il occupe, et qui, singulièrement, est pareil à un « Roi de jeu
de cartes », c'est-à-dire un peu raide, mystérieux, enveloppant ses sujets de majesté, et semblant très éloigné.
Ce personnage à travers
cette comparaison devient lointain, souverain et inaccessible, protecteur absent dont seule la représentation tente de rappeler l'existence
aux visiteurs de l'église, le plus fort de toute la lignée, comme le roi est la plus forte carte ou la plus imposante.
Nous remarquons encore
une fois que l'enfant ne voit donc pas la religion et la croyance à travers le fait de venir à l'église, mais qu'il s'agit bien pour lui d'un rite
l'invitant à venir contempler la beauté.
Si l'enfant n'a pas compris ou pas voulu comprendre à quoi correspondait ce grand personnage, ce
roi de jeu de cartes, encerclé de lumière dans son vitrail et dominant les humains, il a cependant saisi qu'il était le maître et possesseur
de ces lieux, puisqu'il lui attribue une vie (« qui vivait là-haut ») tout comme il a donné vie à l'église.
Et selon la méthode chère à Proust, nous passons progressivement de l'évocation des objets ou des lieux qui laissent une si forte
impression dans l'esprit mais aussi dans les sens de Marcel Proust, à celle des personnages, transitant ainsi des lieux, vivants par le
souvenir et la traduction que l'on en fait grâce aux mots, à la vie bien réelle mais si fugitive !
Mme Sazerat et ses petits fours sont restés dans les souvenirs de l'enfant, étroitement liés à ceux de l'église.
Le jeune spectateur, par le
fait qu'elle s'agenouillait « dans le reflet oblique et bleu », mêle dans cette évocation religion, mysticisme et matérialisme des petits fours
« qu'elle allait rapporter pour le déjeuner ».
On voit, bien sûr, où se fixe désormais l'intérêt de l'enfant ! La précision avec laquelle est
donnée la provenance et la destination des petits fours n'a d'égale que celle avec laquelle Proust nous a décrit l'église, son âge, sa beauté
tranquille, sa profondeur et cette puissance calme qui sait quel empire elle a sur ceux qui croient, et qui enrobe d'humilité admirative et
de respect sincère les hommes qui en font cas.
Sans se référer à l'aspect religieux de l'église ou plutôt de la messe, Marcel Proust dégage finement les particularités qui font l'intérêt de
cette visite dans ses souvenirs.
Cette église qui devient au cours des lignes belle et précieuse comme un joyau taillé longuement
convaincrait bien des athées de venir y faire un tour, et il est vrai, j'ai déjà pu le remarquer, que même si l'on n'est pas croyant, cela
n'étant pas indispensable pour rentrer dans une église, il est fréquent d'éprouver une sincère admiration et un profond respect pour la
beauté calme et d' « un monde à part » qui est propre à ces lieux !.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Marcel Proust, Du côté de chez Swann, "Un amour de Swann" - Mais le concert recommença et Swann...
- Alors qu'il cherchait vainement un éditeur pour A la recherche du temps perdu, Proust écrivait en 1913, à la Nouvelle Revue française : Le point de vue métaphysique et moral prédomine partout dans l'oeuvre. Quelles réflexions vous inspire cette affirmation, si vous considérez plus particulièrement Du côté de chez Swann, qui parut à la fin de cette même année ?
- Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, 1913.
- Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, 1913.
- Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1913)