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Paul VERLAINE (1844-1896) (Recueil : Jadis et naguère) - Les vaincus

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Paul VERLAINE (1844-1896) (Recueil : Jadis et naguère) - Les vaincus À Louis-Xavier de Ricard. I La Vie est triomphante et l'Idéal est mort, Et voilà que, criant sa joie au vent qui passe, Le cheval enivré du vainqueur broie et mord Nos frères, qui du moins tombèrent avec grâce. Et nous que la déroute a fait survivre, hélas ! Les pieds meurtris, les yeux troubles, la tête lourde, Saignants, veules, fangeux, déshonorés et las, Nous allons, étouffant mal une plainte sourde, Nous allons, au hasard du soir et du chemin, Comme les meurtriers et comme les infâmes, Veufs, orphelins, sans toit, ni fils, ni lendemain, Aux lueurs des forêts familières en flammes ! Ah ! puisque notre sort est bien complet, qu'enfin L'espoir est aboli, la défaite certaine, Et que l'effort le plus énorme serait vain, Et puisque c'en est fait, même de notre haine, Nous n'avons plus, à l'heure où tombera la nuit, Abjurant tout risible espoir de funérailles, Qu'à nous laisser mourir obscurément, sans bruit, Comme il sied aux vaincus des suprêmes batailles. II Une faible lueur palpite à l'horizon Et le vent glacial qui s'élève redresse Le feuillage des bois et les fleurs du gazon ; C'est l'aube ! tout renaît sous sa froide caresse. De fauve l'Orient devient rose, et l'argent Des astres va bleuir dans l'azur qui se dore ; Le coq chante, veilleur exact et diligent ; L'alouette a volé, stridente : c'est l'aurore ! Éclatant, le soleil surgit : c'est le matin ! Amis, c'est le matin splendide dont la joie Heurte ainsi notre lourd sommeil, et le festin Horrible des oiseaux et des bêtes de proie. Ô prodige ! en nos coeurs le frisson radieux Met à travers l'éclat subit de nos cuirasses, Avec un violent désir de mourir mieux, La colère et l'orgueil anciens des bonnes races. Allons, debout ! allons, allons ! debout, debout ! Assez comme cela de hontes et de trêves ! Au combat, au combat ! car notre sang qui bout A besoin de fumer sur la pointe des glaives ! III Les vaincus se sont dit dans la nuit de leurs geôles : Ils nous ont enchaînés, mais nous vivons encor. Tandis que les carcans font ployer nos épaules, Dans nos veines le sang circule, bon trésor. Dans nos têtes nos yeux rapides avec ordre Veillent, fins espions, et derrière nos fronts Notre cervelle pense, et s'il faut tordre ou mordre, Nos mâchoires seront dures et nos bras prompts. Légers, ils n'ont pas vu d'abord la faute immense Qu'ils faisaient, et ces fous qui s'en repentiront Nous ont jeté le lâche affront de la clémence. Bon ! la clémence nous vengera de l'affront. Ils nous ont enchaînés ! mais les chaînes sont faites Pour tomber sous la lime obscure et pour frapper Les gardes qu'on désarme, et les vainqueurs en fêtes Laissent aux évadés le temps de s'échapper. Et de nouveau bataille ! Et victoire peut-être, Mais bataille terrible et triomphe inclément, Et comme cette fois le Droit sera le maître, Cette fois-là sera la dernière, vraiment ! IV Car les morts, en dépit des vieux rêves mystiques, Sont bien morts, quand le fer a bien fait son devoir Et les temps ne sont plus des fantômes épiques Chevauchant des chevaux spectres sous le ciel noir. La jument de Roland et Roland sont des mythes Dont le sens nous échappe et réclame un effort Qui perdrait notre temps, et si vous vous promîtes D'être épargnés par nous vous vous trompâtes fort. Vous mourrez de nos mains, sachez-le, si la chance Est pour nous. Vous mourrez, suppliants, de nos mains. La justice le veut d'abord, puis la vengeance, Puis le besoin pressant d'opportuns lendemains. Et la terre, depuis longtemps aride et maigre, Pendant longtemps boira joyeuse votre sang Dont la lourde vapeur savoureusement aigre Montera vers la nue et rougira son flanc, Et les chiens et les loups et les oiseaux de proie Feront vos membres nets et fouilleront vos troncs, Et nous rirons, sans rien qui trouble notre joie, Car les morts sont bien morts et nous vous l'apprendrons.

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