Naissance des littératures nationales
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Naissance des littératures nationales
Le domaine des lettres médiévales, dans son évolution, ressemble un peu à l'empire de Charlemagne : un grand
corps épique, une sorte de cosmos d'où, avec le temps, émergent des continents distincts, ayant chacun leur tracé
et leurs frontières.
A mesure que se différencient les peuples et les parlers locaux, de la Saxe aux Pyrénées, naît le
besoin d'exprimer dans la langue de tous les jours ce que le latin dit " de décadence " avait exprimé jusque-là.
C'est
ainsi que peu à peu, dans l'Europe médiévale, s'affirment des individualités dont la croissance est sensiblement
parallèle à celle des différents royaumes.
Au cours de ce XIe siècle qui voit s'enraciner en France la dynastie
capétienne, croître au delà du Rhin le Saint-Empire romain-germanique, et le Conquérant s'installer sur les rives de la
Tamise, s'ébauchent les littératures dans la langue d'Aelfric, du moine Wulfila et de la Chanson de Roland.
Autant de
personnalités en puissance, qui s'affirmeront avec le temps, mais qui, pendant toute la grande période du Moyen
Âge, du XIIe au XIVe siècle, gardent très vive la conscience d'un héritage commun.
Les lettres demeurent à l'image
de la Chrétienté, à l'image des grandes cathédrales qui jalonnent l'Europe, de Poitiers à Bamberg, de Durham à
Santiago : une grande unité d'inspiration, à travers les multiples dialectes locaux et les courants d'influences d'une
région à l'autre, anime le sentiment littéraire.
Pendant toute cette période, la production poétique n'est inférieure ni en qualité ni en quantité à la production
artistique.
Seuls l'écran du langage, souvent difficile à percer, et le manque de curiosité du public prolongent pour
nous, à l'égard de la littérature médiévale, l'ignorance et l'incompréhension qui furent si longtemps de règle à l'égard
de l'art de la même époque.
C'est encore un domaine pratiquement inconnu, dont nous avions perdu la clef.
Les
efforts d'un Gustave Cohen auront sur ce point éveillé l'attention, et d'autre part les travaux de quelques romanistes
comme Reto Bezzola nous ont enfin restitué quelques fils conducteurs qui nous permettent de voir sous leur
véritable jour les chansons de geste et les romans d'aventure.
La chose était d'autant plus souhaitable qu'on doit
bien constater, en dehors de tout amour-propre national, que la France a connu aux XIIe et XIIIe siècles l'une de
ses plus grandes époques littéraires, que les oeuvres françaises (ou plus exactement franco-anglaises) semblent
alors discipliner tout le mouvement des lettres occidentales.
C'est un peu sous son égide que s'épanouissent, en
Europe, les littératures nationales.
Lorsqu'on jette un coup d'oeil d'ensemble sur l'univers poétique de l'âge féodal, sur les tendances qui l'animent, on
est tenté de le comparer à un drame d'amour, à la lutte et à l'étreinte de deux êtres : Génie viril et Grâce féminine ;
il y a dans cette poésie, comme en tout drame depuis le commencement du monde, un homme et une femme.
Mais le rôle principal appartient à la femme et il en est ainsi depuis le commencement du monde chrétien, depuis
l'enfantement, par une femme, du nouvel Adam.
Toutes les lettres médiévales semblent imprégnées d'influence
féminine, du moins jusqu'à la fin du XIIIe siècle.
Sans même s'arrêter à ces abbesses au savoir encyclopédique,
comme Herrade de Landsberg ou sainte Hildegarde, aux lettrées comme Héloïse ou Isabelle de France, soeur de
Saint Louis, qui reprenait ses chapelains lorsqu'ils commettaient une faute de latin, aux femmes poètes comme Marie
de France ou la Comtesse de Die, c'est dans l'entourage d'une Marie de Champagne, d'une Béatrice de Provence,
d'une Aliénor d'Aquitaine, que s'élaborent les grandes oeuvres lyriques, tant en langue d'oïl qu'en langue d'oc.
Et
mieux encore, il y a tout un aspect des lettres féodales dans lesquelles triomphe l'Eternel féminin : recherche
passionnée, effusion mystique, tout ce qui relève de l'intuition, du mouvement de la Grâce, plutôt que de déductions
logiques.
Cet aspect féminin de la littérature médiévale, la poésie des troubadours en est l'expression première, la plus
parfaite aussi.
Il est surprenant que la question de ses " sources " ait fait couler tant d'encre, mais après tout, n'at-on pas attribué les mérites de notre art roman tantôt à Rome et tantôt à l'Orient, quand ce n'était pas aux
Arabes, voire aux Wisigoths ? Reconnaître à nos ancêtres quelque capacité d'invention, c'est à quoi ne peuvent se
résoudre, semble-t-il, les historiens de la littérature.
Nous nous bornerons donc, pour ne pas heurter les
susceptibilités, à constater que la poésie courtoise est née très précisément à l'époque et au pays de la chevalerie
et qu'elle semble l'expression la plus spontanée du monde féodal, caractérisé par l'engagement d'honneur qui lie le
vassal au seigneur comme sera lié le poète à sa dame, par le vieux fonds de race celte, d'où proviennent aussi les
légendes arthuriennes, et par le culte chrétien de la Vierge.
Les premières oeuvres de poésie courtoise éclosent, non sur les bords de la Garonne, mais sur ceux de la Loire,
puisque le premier en date de nos troubadours, Guillaume d'Aquitaine, est comte de Poitou, et que, par ses origines
et sa vie, il est Poitevin beaucoup plus qu'Aquitain.
Bezzola a montré comment le rapprochement s'impose, dans les
faits, entre l'expression première de l'amour courtois et la conception d'un rôle mystique de la femme dont
l'importance allait être capitale dans la mentalité médiévale élaborée à l'abbaye de Fontevrault non loin de Poitiers,
sous l'action de Robert d'Arbrissel.
On sait comment l'ordre religieux que celui-ci fonda et qui comprenait des
monastères d'hommes et des monastères de femmes, était tout entier placé sous la direction d'une abbesse et non
d'un abbé.
Les liens personnels furent étroits entre Guillaume IX et Fontevrault, où successivement se retirèrent sa
femme et sa fille.
Et les racines de cette doctrine qui voit dans la femme un gage de rédemption étaient profondes
dans le sol poitevin, où une première fois, autour de sainte Radegonde, avaient fleuri les hymnes et les séquences
en l'honneur de la Vierge, sous la plume de Venance Fortunat.
Ainsi une chaîne relie-t-elle aux premiers vers de
notre parler national les derniers échos du " bas-latin " (dont la force poétique compense si heureusement
l'impuissance, en ce domaine, du latin classique mais il n'y a guère que Baudelaire et Rémy de Gourmont pour s'en
être aperçus.).
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