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Marivaux, L'île des esclaves, Scène II

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Marivaux, L'île des esclaves, Scène II Trivelin, avec cinq ou six insulaires, arrive conduisant une Dame et la suivante, et ils accourent à Iphicrate qu'ils voient l'épée à la main. Trivelin, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens Arrêtez, que voulez-vous faire ? Iphicrate Punir l'insolence de mon esclave. Trivelin Votre esclave ? vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger vos termes. (Il prend l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade ; elle est à vous. Arlequin Que le ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous êtes ! Trivelin Comment vous appelez-vous ? Arlequin Est-ce mon nom que vous demandez ? Trivelin Oui, vraiment. Arlequin Je n'en ai point, mon camarade. Trivelin Quoi donc, vous n'en avez pas ? Arlequin Non, mon camarade ; je n'ai que des sobriquets qu'il m'a donnés ; il m'appelle quelquefois Arlequin, quelquefois Hé. Trivelin Hé ! le terme est sans façon ; je reconnais ces Messieurs à de pareilles licences. Et lui, comment s'appelle-t-il ? Arlequin Oh, diantre ! il s'appelle par un nom, lui ; c'est le Seigneur Iphicrate. Trivelin Eh bien ! changez de nom à présent ; soyez le Seigneur Iphicrate à votre tour ; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien Hé. Arlequin sautant de joie, à son maître. Oh ! Oh ! que nous allons rire, Seigneur Hé ! Trivelin à Arlequin. Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu'on vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité, que pour le corriger de son orgueil. Arlequin Oui, oui, corrigeons, corrigeons ! Iphicrate regardant Arlequin. Maraud ! Arlequin Ah ! la belle charge ! Iphicrate Moi, l'esclave de ce misérable ! Trivelin Il a bien été le vôtre. Arlequin Hélas ! il n'a qu'à être bien obéissant, j'aurai mille bontés pour lui. Iphicrate Vous me donnez la liberté de lui dire ce qu'il me plaira ; ce n'est pas assez : qu'on m'accorde encore un bâton. Arlequin Camarade, il demande à parler à mon dos, je le mets sous la protection de la république, au moins. [...] Ne craignez rien. Ne m'interrompez point mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et vinrent s'établir ici [...] la première loi qu'ils y firent fut d'ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves ; la vengeance avait dicté cette loi ; vingt ans après la raison l'abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons ; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons, c'est la barbarie de vos coeurs que nous voulons détruire ; nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu'on y éprouve ; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l'avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d'humanité dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie si vos maîtres sont contents de vos progrès ; et, si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont là nos lois à cet égard; mettez à profit leur rigueur salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici ; il vous remet en nos mains durs, injustes et superbes ; vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir ; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c'est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie. Arlequin Et le tout gratis, sans purgation ni saignée. Peut-on de la santé à meilleur compte ?

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