Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, II, chapitre premier, 1921.
Extrait du document
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, II, chapitre premier, 1921.
[...] Mais, dès que je fus arrivé à la route, ce fut un éblouissement. Là où je n'avais vu, avec ma grand-mère, au mois d'août, que les feuilles et comme l'emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d'un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu'on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l'horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d'estampe japonaise1 ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné2, presque violent, elles semblaient s'écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise légère mais froide faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c'eût été un amateur d'exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu'aux larmes parce que, si loin qu'elle allât dans ses effets d'art raffiné, on sentait qu'elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne, comme des paysans sur une grande route de France. [...]
1. Estampe japonaise : gravure représentant souvent un paysage stylisé.
2. Rasséréné : ravivé, encore plus bleu.
Liens utiles
- MARCEL PROUST, Le Temps retrouvé.
- Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours.
- Marcel PROUST, Le Côté de Guermantes.
- Marcel Proust, Du côté de chez Swann, "Un amour de Swann" - Mais le concert recommença et Swann...
- Marcel PROUST (1871-1922) (Recueil : Pastiches et mélanges) - Antoine Watteau