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Luigi Pirandello

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Né en 1867, à Agrigente, c'est par un volume de poésies, bien entendu, que Pirandello avait débuté dans les lettres, une vingtaine d'années plus tard, en même temps qu'il débutait dans l'enseignement. Ce premier recueil s'intitulait Mal Giocondo (Joyeux Mal). Six autres suivront entre 1889 et 1912, plus une traduction des Élégies romaines de Goethe ; le dernier livre de poèmes portera le titre de Fuori Chiave, que l'on peut traduire par "hors clefs", et exprime énigmatiquement l'idée d'une rupture, d'un désaccord avec la vie. Que s'était-il passé ? Faute d'une iconographie, on a du mal à imaginer l'aspect du jeune professeur sicilien. Portait-il déjà barbiche ? Quand je l'ai rencontré, vers 1923, c'était un personnage dodu, ivoirin, au crâne arrondi : il fumait sans discontinuer, sous un feutre à larges bords posé bien d'aplomb sur son front, et regardait, avec le léger strabisme de l'insistance intérieure, on ne sait quoi, qui se trouvait juste à côté de vous. J'ai souvenir d'une extrême gentillesse, d'un sourire distraitement paternel, d'un comportement non dépourvu d'humilité, et d'une voix d'une pétulance quelque peu aigre, accompagnant ce regard à la fois perçant et, si je puis dire, métaphysique. Le "pirandellisme" avait déjà passé par là, et le succès, la gloire, que Pirandello n'a jamais considérés sérieusement. L'homme était hanté, à l'instar d'une maison, et la forme de sa pensée, de ses propos paraissait obsidionale. Pirandello était Pirandello... mais à quelle distance, pour lors, du modeste professeur des années humbertines ?

« Luigi Pirandello Né en 1867, à Agrigente, c'est par un volume de poésies, bien entendu, que Pirandello avait débuté dans les lettres, une vingtaine d'années plus tard, en même temps qu'il débutait dans l'enseignement.

Ce premier recueil s'intitulait Mal Giocondo (Joyeux Mal).

Six autres suivront entre 1889 et 1912, plus une traduction des Élégies romaines de Goethe ; le dernier livre de poèmes portera le titre de Fuori Chiave, que l'on peut traduire par "hors clefs", et exprime énigmatiquement l'idée d'une rupture, d'un désaccord avec la vie.

Que s'était-il passé ? Faute d'une iconographie, on a du mal à imaginer l'aspect du jeune professeur sicilien.

Portait-il déjà barbiche ? Quand je l'ai rencontré, vers 1923, c'était un personnage dodu, ivoirin, au crâne arrondi : il fumait sans discontinuer, sous un feutre à larges bords posé bien d'aplomb sur son front, et regardait, avec le léger strabisme de l'insistance intérieure, on ne sait quoi, qui se trouvait juste à côté de vous.

J'ai souvenir d'une extrême gentillesse, d'un sourire distraitement paternel, d'un comportement non dépourvu d'humilité, et d'une voix d'une pétulance quelque peu aigre, accompagnant ce regard à la fois perçant et, si je puis dire, métaphysique.

Le "pirandellisme" avait déjà passé par là, et le succès, la gloire, que Pirandello n'a jamais considérés sérieusement.

L'homme était hanté, à l'instar d'une maison, et la forme de sa pensée, de ses propos paraissait obsidionale.

Pirandello était Pirandello...

mais à quelle distance, pour lors, du modeste professeur des années humbertines ? On peut supposer que ce dernier croyait à l'amour, à la poésie, aux triomphes - on le voit publier, dès le début du siècle, des romans : L'Exclue, Chacun son tour ; composer d'innombrables contes sur la petite vie de province, en Sicile ou à Rome même.

Pourtant, les titres de certains recueils intriguent : Amours sans amour, dit l'un, dès 1894 ; et voici, dix ans plus tard, Les Sarcasmes de la mort et de la vie (notez la préséance accordée à la dame à la faux).

Comme si l'esprit de dissonance était inné, implicite, chez le débutant...

Le Sicilien au sang solaire et à la pensée romantique (Pirandello, versé en germanisme, soutiendra en 1891 une thèse de philologie à l'Université de Halle.) se sent peut-être mal à son aise dans la redingote étriquée du professeur fin de siècle ; et il marque des dispositions pour la grande crise, qui ne saurait tarder. Elle peut se situer entre 1902, où Pirandello renonce presque complètement à la poésie, et 1908, où il publie son essai sur l'Humour, si utile pour la compréhension de sa manière.

Entre ces deux dates, l'apparition de la démence est annoncée par un volume de contes intitulé précisément Quand j'étais fou.

Mais la folie n'était point en l'écrivain lui-même : elle habitait sa vie de tous les jours.

Il n'y a plus indiscrétion à mentionner un événement domestique rapporté par tous les biographes : l'aliénation mentale de sa femme, et le ménage écartelé par de longues, de dangereuses crises de jalousie maladive, surtout au temps où Pirandello exercera son professorat dans un lycée de jeunes filles, à Rome. Lequel est né d'abord, de l'oeuf ou de la poule ? Pirandello est-il devenu Pirandello parce que sa femme était folle, ou vice versa ? Peu importe, à l'heure qu'il est.

Ce qui importe, c'est que ce cas familial conditionne désormais l'inspiration de l'écrivain ; et que le débat qui s'installe en lui, vite transformé en combat, voire en rixe ou en dialogue de fin du monde, lui suggère petit à petit ses thèmes majeurs, le refus de la personnalité de Feu Mathias Pascal, l'obsession du masque social ou sentimental (ses oeuvres dramatiques sont publiées sous le titre collectif de Masques nus), jusqu'aux grands apologues de la fiction opposée à la réalité, du moi innombrable et nul, de l'aube d'une vie non absurde. Tel est Pirandello, vers 1917, aux abords de la cinquantaine : un homo dialecticus qui a besoin d'éjecter son débat intérieur, ses remords peut-être.

Or il a écrit et publié vingt-cinq volumes sans gros succès, entre autres ses contes, qui sont bien la partie la plus charnue, donc la plus durable de son oeuvre, et il continue à végéter chichement dans son professorat.

Situation sans issue, semble-til.

Mais c'est le moment où l'écrivain va rencontrer l'histoire : l'Italie entre en déliquescence, et les couches les plus arriérées de sa population se trouvent fort disposées à tout remettre en question.

C'est ainsi qu'entre 1917 et 1921 se produit la grande révolution du théâtre pirandellien. Elle est spécifiquement italienne le monde entier, qui portera peu après aux nues les Six personnages en quête d'auteur, n'en connaissant que les résultats, la victoire.

Mais, avant, en Italie, dix à douze pièces où l'on allait pour la bagarre, coups et blessures entre spectateurs, fauteuils arrachés et clameurs infernales, polémiques, duels ; et, dans un coin des coulisses, le vieux professeur, attentif à son âme enfin portée sur la place publique, insensible à la portée artistique de l'affaire, espérant à chaque fois comme un verdict de la destinée, qui n'arrivait jamais.

La critique élucidait son cas : il devenait un moment capital dans le processus de désintégration de l'homme, avec Proust, avec Joyce ; il continuait Unamuno, par l'affrontement avec ses personnages ; Shaw, par la véhémence acérée de ses paradoxes ; Andreïev, par son amertume, existentialiste avant la lettre ; Verga, par le "vérisme" de ses scènes siciliennes.

Personne n'osait constater qu'il était, en fait, seul, seul avec son angoisse personnelle. On ne se libère jamais.

Le triomphe de Pirandello a consisté à extérioriser et incarner son débat intérieur.

Or il ne dure guère.

A partir des années 25, il ne récolte plus qu'applaudissements, enthousiastes ou simplement polis.

Il se fait directeur de théâtre, provoque, prend la parole : peine perdue, le monde entier l'applaudit, on le nomme à des académies, il devient riche.

Il tente de se résigner, et de transcender son inspiration par des synthèses plus apaisées : c'est le temps de ses "mythes", la Nouvelle Colonie, Lazare, Les Géants de la montagne.

Mais le coeur n'y est guère : du fond de son passé, il entend toujours le bruit du berretto a sonagli (le bonnet du fou), ainsi que le ricanement du choeur des masques.

On ne se libère jamais. Il meurt en 1936, à Rome, à soixante-neuf ans ; et la configuration de ce chiffre fatal, 69, tête-bêche, opposition foncière, a quelque chose de pirandellien, à la manière de certains de ses titres : Cosè è (se vi pare) C'est ainsi (si vous n'avez rien contre).. »

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