L'excellence n'est-elle qu'une question de records ?
Extrait du document
«
L'excellence, est selon la définition du dictionnaire (Le Petit Robert) : un « degré éminent de perfection qu'une personne, une chose a en son genre ».
Définir
l'excellence, c'est donc définir une valeur (« la perfection »).
Or, cette évaluation apparaît d'emblée difficile.
En effet, doit-on et peut-on juger de la valeur de
quelque chose ou de quelqu'un selon des critères objectifs ? Selon Edmond Vandermeersch, l'excellence se définit aujourd'hui en termes de records.
Etre
excellent, ce serait être le plus rapide ou le plus fort dans une échelle qui n'est plus celle de la valeur mais celle du nombre.
Ainsi, l'évaluation de
l'excellence pourrait se faire en termes quantitatifs, mesurables et ne serait plus soumise au qualitatif (difficilement mesurable).
Mais alors s'opère un
étonnant glissement de sens : en envisageant le record comme le critère, la preuve et la manifestation de l'excellence, on confond le « mieux » (la
perfection) et le « plus » (sur une échelle numérique).
Cette évolution s'explique certainement par le développement d'une culture de masse et par les
caractères de la civilisation technique.
Mais ne peut-on proposer une nouvelle définition de l'excellence à partir d'autres critères ?
Accomplir un record suffit aujourd'hui à donner le « label d'excellence ».
Dans le domaine sportif auquel était réservé autrefois le mot « record », le résultat,
l'évaluation chiffrée de la performance sont aujourd'hui déterminants.
Lorsqu'un athlète « de haut niveau » entre sur le stade, l'œil du public (et des
commentateurs) est parfois plus attentif, au chronomètre et au « tableau d'affichage » qu'à la beauté du geste et de l'effort sportifs accomplis.
Dans un autre domaine comme celui de la chanson de variétés, l' « excellence » de l'interprète est également mesurée.
Ce n'est pas la qualité mais le
volume de son succès qui permet de parler de sa valeur.
V olume de vente, indice d'écoute deviennent des critères déterminants.
Il en va de même en ce qui concerne la valeur accordée aux émissions de télévision ou de radio : la qualité (on parle aujourd'hui de « mieux disant culturel
») est souvent jugée en fonction de la quantité (le taux d'audience).
Une émission recueillant une importante écoute devient dès lors « excellente ».
Si le
phénomène se prolonge pendant dix ans (encore un chiffre), cette excellence tient presque du miracle.
En effet, le propre des records est d'être battus, c'est-à-dire dépassés par une nouvelle performance.
L'excellence doit ainsi en permanence faire ses
preuves et se trouve perpétuellement menacée.
Un « excellent sportif » peut ainsi du jour au lendemain perdre son excellence parce que le record qu'il
détenait a été battu.
Peu importe qu'il continue à exercer son activité à la perfection, qu'il soit capable de susciter encore l'admiration par sa technique, son
« style », il n'est plus le champion, il rentre dans le rang sinon dans l'anonymat.
L'excellence est ainsi sommée de faire ses preuves, ce que la médiatisation (le passage par le canal des médias) amplifie.
La perfection est soumise au
jugement de la foule, donc nécessairement du nombre.
Mais le nombre peut-il juger de l'excellence ? le quantitatif du qualitatif? Rien n'est moins sûr.
Si un produit atteint « des records de vente », ce n'est pas
forcément parce qu'il est bon, a fortiori excellent.
On peut objecter que si le produit obtient un tel succès, c'est que du moins son vendeur est « excellent ».
Mais on n'aura fait que substituer un critère commercial à un critère de nombre.
Jean Giono voyait dans ce glissement des critères d'évaluation de
l'excellence le signe même du déclin de notre civilisation; il en trouvait l'illustration dans la comparaison de deux catégories d'hommes, les inventeurs
géniaux et les marchands de chewing gum et décrivait ainsi la prééminence actuelle des seconds sur les premiers :
« Ceux qui, il y a cinquante ans, ont cherché à voler avec des machines de toile collée sur du bambou se sont ruinés (quand ils ne se sont pas tués).
À la
même époque, un tel a fait une fortune colossale avec des morceaux de caoutchouc parfumés à la menthe ; des centaines de millions d'individus se sont
volontiers transformés en ruminants avec cette gomme à mâcher et ont volontiers payé fort cher pour avoir cet air idiot de la vache qui « repense » son
herbe de la veille.
Le génie n'est à conseiller à personne ; enfin à personne de ceux qui veulent la fortune et la gloire.
On n'atteint à l'unanimité, à l'adhésion des foules et aux
sommets des honneurs que par la médiocrité.
»
Ce jugement sévère est une sorte de mise en garde, un avertissement : évaluer l'excellence en termes de nombre, de record peut conduire à des confusions
(mélanger le bon et le mauvais), à des absurdités et même à la médiocrité généralisée.
Que dire de 1' « excellence » du plus gros mangeur de spaghettis de la planète ou de celle du recordman absolu de la pêche aux moules ? Le mot «
excellence » ne perd-il pas tout son sens dans ces contextes ?
Si l'on en est venu là, c'est que la société technique et la société de masse dans laquelle nous vivons accordent une valeur considérable au nombre.
Dans
un monde fondé sur la vitesse et le volume de la production et des échanges, le nombre apparaît un élément déterminant.
Nous évoluons ainsi dans un
univers où tout est mesuré : l'espace, le temps, l'argent, tous les biens matériels, etc.
Il n'est donc pas étonnant de voir le nombre (qui mesure le record et
qui signifie le record) devenir le critère majeur de l'excellence.
La spécialisation croissante et le règne de l'individualisme ont également contribué à réduire le sens du mot « excellence ».
Aujourd'hui, le « prix
d'excellence » ne consacre plus le plus haut degré atteint dans un ensemble de disciplines.
On l'accorde au spécialiste d'un domaine particulier d'activité
même si celle-ci n'a qu'un retentissement limité pour le reste de l'humanité.
L'excellence est ainsi devenue une valeur plus individuelle et locale
qu'universelle.
En un mot, il suffit de réussir pour atteindre l'excellence, même si cette réussite se fait aux dépens des autres.
(Un gain record en bourse
signe l'excellence de l'opération, même si elle entraîne la ruine de centaines de personnes.)
Mais on peut avancer une autre raison de l'évolution de la notion d'excellence : si, aujourd'hui, on l'envisage surtout en termes quantitatifs, c'est que toute
autre évaluation est rendue problématique par la question de ses critères.
Comment, par exemple, évaluer l'excellence d'une pensée? Pour A.
Jacquard,
c'est une opération impossible : « Les intelligences sont trop complexes pour pouvoir être hiérarchisées.
» Qu'est-ce qui fait la supériorité d'un être ou
d'une chose? Ces questions, on le voit, ne sont pas simples et suscitent un débat philosophique depuis des siècles.
Ce débat concerne la valeur et les
jugements qu'on porte sur elle.
Or, on assiste aujourd'hui à une crise des valeurs et à une sorte de nivellement qui rend plus que jamais périlleux
l'établissement de critères stables pour déterminer l'excellence.
En ce sens, le nombre (le record) rassure puisqu'il ne peut être contesté.
Au risque de
l'être, on peut néanmoins proposer quelques "principes de définition de l'excellence.
Définir l'excellence suppose beaucoup de prudence.
Si, par exemple, on propose d'appeler « excellent » un vin parce qu'il est agréable à boire, on se place
d'emblée dans le domaine du goût, c'est-à-dire de l'appréciation subjective.
Serait donc excellent ce qui l'est pour soi, indépendamment du jugement
d'autrui.
On peut à l'inverse considérer comme excellent ce qui a reçu l'approbation du plus grand nombre.
Mais, ainsi définie, l'excellence n'a rien d'absolu
puisqu'il se trouvera toujours quelqu'un pour refuser l'opinion commune.
Aux yeux d'Ionesco, c'est au contraire en refusant les valeurs de la foule, en
affirmant quoi qu'il arrive sa différence, son originalité de pensée, que l'on est un véritable artiste.
Atteindre l'excellence, ce serait donc créer ses propres
critères de valeur, inventer une valeur inédite.
L'excellence dans ce cas est voisine du génie.
Elle a quelque chose de surhumain et elle défie par essence
toute évaluation puisqu'elle est une sorte de démesure.
L'excellence serait donc la marque des êtres supérieurs qui refusent de s'assujettir aux contraintes
de l'existence de la foule.
Mais peut-on parler d'excellence lorsque le surhomme ainsi défini profite de sa supériorité pour exercer son pouvoir sur le reste des humains? S'agit-il alors
de perfection ou d'excès de pouvoir?
On peut alors opposer à ces valeurs de la surhumanité celles de l'humanité : l'excellence consisterait à porter au plus haut point des qualités humaines
comme la bonté, la générosité.
Celui qui se dévoue aux autres, qui rend la vie plus belle ou plus juste ou plus libre serait alors digne de l'excellence.
Ce
n'est plus alors la supériorité du génie ou du surhomme, c'est plutôt la perfection de la sainteté.
Mais l'excellence est peut-être moins dans la réalisation d'une très idéale et très difficile perfection que dans l'effort pour l'atteindre dans le domaine
particulier où l'on s'exprime.
La notion d'excellence est entourée par tous les mythes de la perfection, celle du saint ou celle du génie.
C'est ce caractère idéal et mythique qui a conduit
à la recherche d'un critère plus aisément mesurable et maîtrisable : celui du record, de la performance chiffrée.
Cette évolution est conforme à celle de notre
civilisation du nombre.
On s'interroge beaucoup aujourd'hui sur la nécessité de préserver une « excellence », c'est-à-dire une élite des « meilleurs ».
Certains y voient une stimulation pour la foule, d'autres un fâcheux principe de sélection.
Sans trancher dans ce débat, on peut suggérer que pour rendre le
monde meilleur, nous n'aurons pas seulement besoin « des meilleurs » mais de l'effort de tous vers « l'excellence »..
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