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Lettre XXVIII - HUGO - Le Rhin

Extrait du document

Le chemin qui mène à Heidelberg passe devant les ruines. Au moment où j'y arrivais, la lune, voilée par des nuages diffus et entourée d'un immense halo, jetait une clarté lugubre sur ce magnifique amas d'écroulements. Au delà du fossé, à trente pas de moi, au milieu d'une vaste broussaille, la tour fendue, dont je voyais l'intérieur, m'apparaissait comme une énorme tête de mort. Je distinguais les fosses nasales, la voûte du palais, la double arcade sourcilière, le creux profond et terrible des yeux éteints. Le gros pilier central avec son chapiteau était la racine du nez. Des cloisons déchirées faisaient les cartilages. En bas, sur la pente du ravin, les saillies du pan de mur tombé figuraient affreusement la mâchoire. Je n'ai de ma vie rien vu de plus mélancolique que cette grande tête de mort posée sur ce grand néant qui s'appelle le château des palatins... Lettre XXVIII - HUGO - Le Rhin

« Depuis la seconde moitié du xviiie siècle surtout, comme en témoigne un texte célèbre de Diderot, les ruines exercent sur le poète une fascination certaine.

C'est l'époque aussi où l'on redécouvre l'Histoire, où l'on exhume, par exemple, la ville de Pompéi.

Un demi-siècle plus tard, le goût des mines est toujours aussi intense : témoignages du passé, elles sont aussi sublimement belles ; mais plus que celles de l'antiquité gréco-latine, ce sont les mines médiévales qui captent d'abord l'attention de nouvelle génération.

Se promenant ainsi au bord du Rhin, Victor Hugo, en 1840, est touché par la grandeur majestueuse - et « lugubre » - des mines du château de Heidelberg : c'est cette expérience, cette vision plutôt, qu'il relate dans la lettre XXVIII du Rhin censée être écrite à son ami Louis Boulanger.

La lettre est d'abord fidèle relation de voyage ; elle est aussi, naturellement, écrite par un poète, une transfiguration de la réalité, création d'un climat de grandeur où jouent les ombres et les lumières.

Elle est enfin, au-delà d'une simple description poétique, l'œuvre d'un visionnaire qui nous fait entrer dans un monde fantastique. La lettre XXVIII est d'abord simple récit de voyage, écrit à la première personne du singulier : une « chose vue » en quelque sorte ; le promeneur se dirige par un « chemin » vers « Heidelberg ».

Il s'adresse à un ami, nommé « Louis », auquel il relate ses impressions.

Il fait nuit ; « la lune » est « voilée par des nuages ».

Le poète passe « devant les mines ».

Le texte est donc très bien situé géographiquement - « Heidelberg », avec nommé à la fin du premier paragraphe, « le Château des Palatins ».

Plus précisément encore, l'écrivain évoque « la Tour Fendue », puis une autre tour, « la Tour Canée » et nous indique que ce château est en « mines ». La construction du passage obéit elle-même au réalisme le plus complet : le château est d'abord présenté de l'extérieur ; c'est le thème du premier paragraphe ; puis poussé par la curiosité, le promeneur s'approche et pénètre à l'intérieur : c'est le thème des paragraphes suivants.

On notera également une autre progression, « météorologique » celle-là : au début, la lune est voilée par les nuages, mais ensuite « la lune avait presque disparu sous les nuées » : autrement dit, à la relative clarté du début, accentuée par le fait que le narrateur est situé à l'extérieur du château, succède un « demi jour » moins intense ; affaiblissement dû en outre à l'enfer à l'intérieur des ruines, ce qui modifie tout naturellement la vision.

« A cette heure » enfin, et cette notation temporelle très réaliste a son importance, nous le verrons, la mine, toujours ouverte, est déserte...

». Outre ces précisions, la lettre nous renseigne sur la nature de ce château : il présente donc un « amas d'écroulement », c'est une mine ; il s'agit - maints détails le prouvent - d'un vieux burg médiéval.

Le décor est situé avec une certaine netteté (autant que le permet le halo lunaire) : la tour surgit « au milieu d'une vaste broussaille » ; on distingue « un ravin » ; une fois la herse franchie, on sent à peine, étant donné l'obscurité « le frissonnement [...] des arbres et des ronces » qui renvoient bien à l'idée de mine - bâtiment croulant, abandonné, envahi peu à peu par une végétation galopante, « broussailles » ou « ronces », signes que la nature reprend ses droits. Il reste néanmoins du château quelques pans de mur tombés mais impressionnants ; domine nettement là encore l'idée de mine : « pan de mur tombé » justement, puis « enchevêtrement des brèches et des crevasses » ; quelques traces du passé demeurent debout pourtant, qui nous rappellent ce que fut ce « Château des Palatins », avec son « porche noir », « la vieille herse de fer », « la cour » intérieure, « chapiteau », « voûtes et corridors ».

Ajoutés à cela enfin, des noms déjà évoqués, Tour Fendue, Tour Carrée, qui font ressurgir un climat médiéval ; d'autant que l'heure - la nuit -la lune et les nuages, l'état d'esprit du narrateur, tout concourt à faire de ce château autre chose qu'un banal spectacle « touristique ».

Le texte en effet n'est pas purement descriptif : l'auteur y transfigure la réalité pour faire jaillir la poésie du lieu. C'est un texte « à effet » : non une simple relation, mais une évocation d'atmosphère que le destinataire - le lecteur va partager.

L'emploi des adjectifs est particulièrement significatif.

On remarquera l'impression de grandeur qu'ils veulent créer ; ces ruines sont grandioses: c'est un "magnifique amas d'écroulements" que la lune avec son "immense halo" vient encore accroître ; la « broussaille » elle-même est « vaste », la tête à quoi fait penser la Tour Fendue est « énorme », puis qualifiée de « grande tête de mort posée sur ce grand néant » ; on notera ici la redondance : le néant étant déjà un absolu, que l'adjectif, dans sa simplicité, vient encore renforcer.

Quant au creux, il est - profond et terrible » ; il sera question un peu plus bas de « profondeurs noires » ; le pilier, lui, est « gros »...

Ensuite, quand Hugo franchit la « herse », il remarque « deux géants de pierre » et est frappé par la « majesté » de l'environnement.

Tout est donc gigantesque : outre les adjectifs et quelques noms, certains pluriels nous l'indiquent, comme les « écroulements », « les deux géants » ou, surtout, « les profondeurs noires » auxquelles le pluriel ajoute encore plus de mystère. Cette impression de grandeur et de mystère est liée au fait que ce sont des ruines, bien sûr.

qui créent des formes étranges, avec ces « creux », ces « cloisons déchirées » qui indiquent une certaine violence qui va disparaître dans la deuxième partie, plus apaisée.

Mais c'est surtout l'éclairage nocturne et lunaire qui crée le mieux les sensations fortes, le passage prenant souvent l'aspect d'un dessin en noir et blanc (on connaît les talents picturaux de Victor Hugo) ou d'une eau-forte. La « lune » est en effet ici une sorte de personnage ; « voilée par des nuages diffus et entourés d'un immense halo », elle contribue a modeler le paysage qu'elle divulgue et voile en même temps dans un subtil jeu d'ombre et de lumière ; elle agrandit le décor par son immense halo » et jette une « clarté lugubre », étrange alliance de mots qui semblent incompatibles, avec « clarté », plutôt valorisant et « lumineux », et l'adjectif « lugubre » qui en détruit la force ; le chiasme en outre vise au même effet en rapprochant « lugubre » de « magnifique » : le texte est aussi un « art poétique » ; la beauté ne jaillit pas de la seule clarté, ou de l'académisme, mais du mystère, voire de l'inquiétant ou du morbide ; l'horreur peut avoir sa beauté propre, comme les mines, plus fascinantes qu'un bâtiment intact, comme la mort peut davantage attirer que la vie...

C'est cela qui crée l'aspect « mélancolique » du lieu ; triste, beau, suggérant des idées douces, « mélancolique » est un adjectif essentiel qui à lui seul résume bien la lettre. Après la « clarté lugubre », puis un bref intermède (passage sous le porche noir), on entre dans la « clarté blême » : autre nuance, moins morbide peut-être, qui annonce la « lumière » plus équilibrée de la deuxième séquence (intérieur nuit) : « il n'y avait dans la cour ni ombres ni lumières » ; aux contrastes succède une pénombre unie, « une sorte de demi-jour rêveur » qui porte davantage à la sérénité et qui joue ici le rôle d'artiste : c'est celui-ci qui « modèle » tout,. »

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