Lettre à Jeanne de Tourbey (Flaubert, Lettre à Jeanne de Tourbey, Croisset, 8 octobre 1859.)
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C'est moi ! M'avez-vous oublié ? Rassurez-moi bien vite en me disant que non, n'est-ce pas ? Je n'ai rien à vous conter si ce n'est que je m'ennuie de vous, démesurément. Voila ! et que je songe à votre adorable personne avec toutes sortes de mélancolies profondes.
Qu'êtes-vous devenue cet été ? Avez-vous été aux bains de mer, etc., etc. ? Êtes-vous maintenant revenue de Neuilly ? Est-ce dans le boudoir de la rue de Vendôme que se retrouvent vos grâces de panthère et votre esprit de démon ? Comme je rêve souvent à tout cela ! Je vous suis, de la pensée, allant et venant partout, glissant sur vos tapis, vous asseyant mollement sur les fauteuils, avec des poses exquises !
Mais une ombre obscurcit ce tableau..., à savoir la quantité de messieurs qui vous entourent (braves garçons du reste). Il m'est impossible de penser à vous, sans voir en même temps des basques d'habits noirs à vos pieds. Il me semble que vous marchez sur des moustaches comme une Vénus indienne sur des fleurs. Triste jardin !
[...] Quant à votre serviteur indigne, il a été le mois dernier assez malade, par suite d'ennuis dont je vous épargne le détail. J'ai travaillé. Je n'ai pas bougé de chez moi. J'ai regardé les clairs de lune, la nuit, je me suis baigné dans la rivière quand il faisait chaud, j'ai pendant quatre mois supporté la compagnie de bourgeois et surtout de bourgeoises dont ma maison était pleine et, il y a aujourd'hui trois semaines, j'ai failli passer sous une locomotive ! Oui, j'ai manqué être écrasé comme un chien ! Hélas ! aucune « amante » ne serait venue sur « ma tombe isolée » et le « pâtre de la vallée » 1, etc.
Dans deux mois, j'espère vous revoir, revenir me mettre à vos genoux, et causer comme les autres hivers de philosophie sentimentale, tout en regardant vos yeux qui rient si franchement et qui pensent si fort. Je me précipite sous la semelle de os pantoufles, et, tout en les baisant, je répète que je suis tout à vous. Amitiés de ma part à Fournier, si ça ne vous dérange pas...
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- Gustave FLAUBERT, Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 8 octobre 1859.
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