Jean Giono, Regain.
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Jean Giono, Regain.
Aubignane est collé contre le tranchant du plateau comme un petit nid de guêpes ; et c'est vrai, c'est là qu'ils ne sont plus que trois. Sous le village la pente coule, sans herbes. Presque en bas, il y a un peu de terre molle et le poil raide d'une pauvre oseraie. Dessous, c'est un vallon étroit et un peu d'eau. C'est donc des maisons qu'on a bâties là, juste au bord, comme en équilibre, puis, au moment où ça a commencé à glisser sur la pente, on a planté au milieu du village le pieu du clocher et c'est resté tout accroché. Pas tout : il y a une maison qui s'est comme décollée, qui a coulé du haut en bas, toute seule, qui est venue s'arrêter, les quatre fers d'aplomb, au bord du ruisseau, à la fourche du ruisseau et de ce qu'ils appelaient la route, là, contre un cyprès.
C'est la maison de Panturle.
Le Panturle est un homme énorme. On dirait un morceau de bois qui marche. Au gros de l'été, quand il se fait un couvre-nuque avec des feuilles de figuier, qu'il a les mains pleines d'herbe et qu'il se redresse, les bras écartés, pour regarder la terre, c'est un arbre. Sa chemise pend en lambeaux comme une écorce. Il a une grande lèvre épaisse et difforme, comme un poivron rouge. Il envoie la main lentement sur toutes les choses qu'il veut prendre, généralement ça ne bouge pas ou ça ne bouge plus. C'est du fruit, de l'herbe ou de la bête morte ; il a le temps. Et quand il tient, il tient bien.
De la bête vivante, quand il en rencontre, il la regarde sans bouger : c'est un renard, c'est un lièvre, c'est un gros serpent des pierrailles. Il ne bouge pas ; il a le temps. Il sait qu'il y a, quelque part, dans un buisson, un lacet de fil de fer qui serre les cous au passage.
Il a un défaut, si on peut dire : il parle seul. Ça lui est venu aussitôt après la mort de sa mère.
Un homme si gros que ça, ça avait une mère comme une sauterelle. Elle est morte du mal. On appelle ça : "le mal", mais c'est une vapeur ; ça prend les gens d'âge. Ils ont les "trois sueurs", le "point de côté" puis, ça s'arrache tout, là-dedans, et ils meurent. C'est le sang qui se caille comme du lait.
Quand elle a été morte, il l'a prise sur son dos et il l'a portée au ruisseau. Il y a là un pré d'herbe, le seul de tout le pays, un petit pré naturel et il a quitté sa mère sur l'herbe. Il lui a enlevé sa robe, et ses jupes, et ses fichus parce qu'elle était morte habillée. Il n'avait pas osé la toucher pendant qu'elle souffrait et qu'elle criait. Comme ça, il l'a mise nue. Elle était jaune comme de la vieille chandelle, jaune et sale. C'est pour ça.