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Jacques DELILLE (1738-1813) - Les jardins

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Jacques DELILLE (1738-1813) - Les jardins ...Désirez-vous un lieu propice à vos travaux ? Loin des champs trop unis, des monts trop inégaux, J'aimerais ces hauteurs où, sans orgueil, domine Sur un riche vallon une belle colline. Là, le terrain est doux sans insipidité, Élevé sans raideur, sec sans aridité. Vous marchez : l'horizon vous obéit : la terre S'élève ou redescend, s'étend ou se resserre. Vos sites, vos plaisirs changent à chaque pas. Qu'un obscur arpenteur, armé de son compas, Au fond d'un cabinet, d'un jardin symétrique Confie au froid papier le plan géométrique ; Vous, venez sur les lieux. Là, le crayon en main, Dessinez ces aspects, ces coteaux, ce lointain ; Devinez les moyens, pressentez les obstacles : C'est des difficultés que naissent les miracles. Le sol le plus ingrat connaîtra la beauté. Est-il nu ? que des bois parent sa nudité : Couvert ? portez la hache en ses forêts profondes : Humide ? en lacs pompeux, en rivières fécondes, Changez cette onde impure ; et, par d'heureux travaux, Corrigez à la fois l'air, la terre et les eaux : Aride enfin ? cherchez, sondez, fouillez encore ; L'eau lente à se trahir, peut-être est près d'éclore. Ainsi, d'un long effort moi-même rebuté, Quand j'ai d'un froid détail maudit l'aridité, Soudain un trait heureux jaillit d'un fond stérile, Et mon vers ranimé coule enfin plus facile. Il est des soins plus doux, un art plus enchanteur. C'est peu de charmer l'oeil, il faut parler au coeur. Avez-vous donc connu ces rapports invisibles Des corps inanimés et des êtres sensibles ? Avez-vous entendu des eaux, des prés, des bois, La muette éloquence et la secrète voix ? Rendez-nous ces effets. Que du riant au sombre, Du noble au gracieux, les passages sans nombre M'intéressent toujours. Simple et grand, fort et doux, Unissez tous les tons pour plaire à tous les goûts Là, que le peintre vienne enrichir sa palette ; Que l'inspiration y trouble le poète ; Que le sage du calme y goûte les douceurs ; L'heureux, ses souvenirs ; le malheureux, ses pleurs. Mais l'audace est commune, et le bon sens est rare. Au lieu d'être piquant, souvent on est bizarre. Gardez que, mal unis, ces effets différents Ne forment qu'un chaos de traits incohérents. Les contradictions ne sont pas des contrastes. D'ailleurs, à ces tableaux il faut des toiles vastes. N'allez pas resserrer dans des cadres étroits, Des rivières, des lacs, des montagnes, des bois. On rit de ces jardins, absurde parodie Des traits que jette en grand la nature hardie ; Où l'art, invraisemblable à la fois et grossier, Enferme en un arpent un pays tout entier. Au lieu de cet amas, de ce confus mélange, Variez les sujets, ou que leur aspect change : Rapprochés, éloignés, entrevus, découverts, Qu'ils offrent tour à tour vingt spectacles divers. Que de l'effet qui suit l'adroite incertitude Laisse à l'oeil curieux sa douce inquiétude ; Qu'enfin les ornements avec goût soient placés, Jamais trop imprévus, jamais trop annoncés. Surtout du mouvement : sans lui, sans sa magie, L'esprit désoccupé retombe en léthargie ; Sans lui, sur vos champs froids mon oeil glisse au hasard. Des grands peintres encor faut-il attester l'art ? Voyez-les prodiguer de leur pinceau fertile De mobiles objets sur la toile immobile, L'onde qui fuit, le vent qui courbe les rameaux, Les globes de fumée exhalés des hameaux, Les troupeaux, les pasteurs, et leurs jeux et leur danse ; Saisissez leur secret, plantez en abondance Ces souples arbrisseaux, et ces arbres mouvants, Dont la tête obéit à l'haleine des vents ; Quels qu'ils soient, respectez leur flottante verdure, Et défendez au fer d'outrager la nature. Voyez-la dessiner ces chênes, ces ormeaux ; Voyez comment sa main, du tronc jusqu'aux rameaux, Des rameaux au feuillage, augmentant leur souplesse, Des ondulations leur donna la mollesse. Mais les ciseaux cruels... Prévenez ce forfait, Nymphes des bois, courez. Que dis-je ? c'en est fait : L'acier a retranché leur cime verdoyante ; Je n'entends plus au loin sur leur tête ondoyante Le rapide Aquilon légèrement courir, Frémît dans leurs rameaux, s'éloigner, et mourir : Froids, monotones, morts, du fer qui les mutile Ils semblent avoir pris la raideur immobile. Vous donc, dans vos tableaux amis du mouvement, À vos arbres laissez leur doux balancement. Qu'en mobiles objets la perspective abonde : Faites courir, tomber et rejaillir cette onde : Vous voyez ces vallons et ces coteaux déserts ; Des différents troupeaux dans les sites divers, Envoyez, répandez les peuplades nombreuses. Là, du sommet lointain des roches buissonneuses, Je vois la chèvre pendre ; ici de mille agneaux L'écho porte les cris de coteaux en coteaux. Dans ces prés abreuvés des eaux de la colline, Couché sur ses genoux, le boeuf pesant rumine Tandis qu'impétueux, fier, inquiet, ardent, Cet animal guerrier qu'enfanta le trident Déploie, en se jouant dans un gras pâturage, Sa vigueur indomptée et sa grâce sauvage. Que j'aime et sa souplesse et son port animé ! Soit que dans le courant du fleuve accoutumé, En frissonnant il plonge, et, luttant contre l'onde, Batte du pied le flot qui blanchit et qui gronde ; Soit qu'à travers les prés il s'échappe par bonds ; Soit que, livrant aux vents ses longs crins vagabonds, Superbe, l'oeil en feu, les narines fumantes, Beau d'orgueil et d'amour, il vole à ses amantes : Quand je ne le vois plus, mon oeil le suit encor. Ainsi de la nature épuisant le trésor, Le terrain, les aspects, les eaux et les ombrages Donnent le mouvement, la vie aux paysages. [...]

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