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Hervé Bazin, Vipère au poing.

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Hervé Bazin, Vipère au poing. Le protonotaire, la gouvernante, les vieux domestiques, La Belle Angerie, l'hiver à Angers, le chignon de grand-mère, les vingt-quatre prières diverses de la journée, les visites solennelles de l'académicien, les bérets des enfants des écoles respectueusement dépouillés à notre approche, les visites du curé venant toucher le denier du culte et le denier de saint Pierre et la cotisation pour la propagation de la foi, la robe grise de grand-mère, les tartes aux prunes, les chansons de Botrel sur le vieux piano désaccordé, la pluie, les haies, les nids dans les haies, la fête-Dieu, la première communion privée, la première communion solennelle de Frédie avec, en main, le livre qu'avait porté notre père, et, avant lui, notre grand-père Ferdinand, et, avant lui, notre arrière-grand-père également Ferdinand, les marronniers en fleur... Puis, soudain, grand-mère mourut. L'urémie, mal de la famille, mal d'intellectuels (comme si la nature se vengeait de ceux qui n'éliminent pas l'urée par la sueur), lui pourrit le sang en trois jours. Mais cette grande dame – cette bonne dame aussi, mon cœur ne l'a pas oubliée – sut faire une fin digne d'elle. Ecartant délibérément certains sondages et autres soins répugnants qui l'eussent prolongée quelques jours, elle réclama son fils l'abbé, sa fille la comtesse Bartolomi, qui habitait Segré, et leur déclara : "Je veux mourir proprement. Taisez-vous. Je sais que c'est fini. Dites à la femme de chambre qu'elle prenne une paire de draps brodés sur le quatrième rayon de la grande armoire, dans l'antichambre. Quand mon lit sera refait, vous ferez entrer mes petits-enfants." Ainsi fut fait. Devant nous, grand-mère se tint assise, le dos calé entre deux oreillers. Elle ne paraissait pas souffrir, alors que, je l'ai su depuis, cette fin est l'une des plus douloureuses. Aucun hoquet. Pas un gémissement. On ne donne pas ce spectacle à des enfants qui doivent emporter de vous dans la vie le souvenir ineffaçable d'une agonie en forme d'image d'Epinal. Elle nous fit mettre à genoux, se donna beaucoup de peine pour soulever la main droite et, à tour de rôle, nous la posa sur le front, en commençant par mon frère, l'aîné. "Que Dieu vous garde, mes enfants !" Ce fut tout. Il ne fallait pas trop présumer de ses forces. Nous nous retirâmes à reculons, comme devant un roi. Et, aujourd'hui, à plus de vingt ans de distance, encore remué jusqu'au fond du cœur, je persiste à croire que cet hommage lui était dû. Grand-mère !... Ah ! certes, elle n'avait pas le profil populaire de l'emploi, ni le baiser facile, ni le bonbon à la main. Mais jamais je n'ai entendu sonner de toux plus sincère, quand son émotion se grattait la gorge pour ne pas faiblir devant nos effusions. Jamais je n'ai revu ce port de tête inflexible, mais tout de suite cassé à l'annonce d'un 37°5. Grand-mère, avec son chignon blanc mordu d'écaille, elle aura été pour nous l'inconnue dont on ne parlait point, bien qu'on priât officiellement pour elle deux fois par jour, elle aura été et restera la précédente, l'ennemie parfaite comme une légende, à qui l'on ne peut rien reprocher ni rien soustraire, même pas, et surtout pas, sa mort. Grand-mère mourut. Ma mère parut. Et ce récit devient drame.

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