Hans Henny Jahnn
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Hans Henny Jahnn
1894-1959
Lorsque Hans Henny Jahnn mourut, son oeuvre était encore presque entièrement inconnue du grand public.
À l'écart des grands courants littéraires,
méconnu et ignoré, tout juste honoré de quelques remarques par la critique, il avait réalisé, en plus de quarante années d'intense activité, une oeuvre d'une
ampleur extraordinaire, que l'on peut considérer comme l'une des plus remarquables manifestations de la langue allemande.
La vie de cet homme, qui a exercé avec bonheur de nombreuses professions, a été extrêmement complexe.
Son amour précoce pour la musique l'amena à
devenir facteur d'orgues.
Il fut en outre un excellent organiste et se fit un nom auprès des connaisseurs en redécouvrant et en éditant la musique d'église
baroque.
Il faut signaler aussi ses études sur la peinture et l'architecture et ses expériences de sciences naturelles, notamment dans le domaine des
recherches hormonales.
Fils d'un constructeur de bateaux d'Altona-Stellingen, Hans Henny Jahnn poursuivit des études secondaires au lycée de Hambourg.
Lorsque éclate la
Première Guerre mondiale, ses sentiments antimilitaristes l'amènent à refuser toute participation à cette tuerie collective insensée et il s'enfuit en Norvège
en 1915.
Il revient en Allemagne à la fin de la guerre.
En 1933, lorsque les Nazis arrivent au pouvoir, il ne reste plus à cet apôtre de la non-violence, cet
adversaire inconditionnel de l'aveuglement raciste et du militarisme, que le chemin de l'exil.
Au centre de l'oeuvre de Jahnn se trouve l'homme, créature physique et sensuelle, à la fois enchaîné à ses instincts et écartelé par la dualité de l'action et
de la pensée.
L'homme, voué dans sa chair à la mort physique, ne peut espérer se sauver ; il est éternellement maudit et n'est que le jouet de puissances cruelles.
Soumis à des instincts animalesques et déterminé par ses "sécrétions internes" dont les perturbations peuvent influer sur le comportement physique et
intellectuel, il n'est plus à la fois le centre et le couronnement de la création, mais jeté dans une nature tentaculaire et impitoyable qui n'éprouve
qu'indifférence à l'égard de l'individu et de sa destinée.
C'est à la lumière des insuffisances de la création, "dans laquelle tous les êtres vivants mangent et
doivent être mangés", qu'apparaissent chez Jahnn les premiers doutes quant à la signification même de l'existence.
Déjà, on remarque des affinités avec le
pessimisme philosophique de Schopenhauer.
On peut poursuivre ce parallèle avec Schopenhauer en observant l'immense compassion de Jadnn pour tout ce qui souffre.
Cette compassion constitue le
thème central de toute son oeuvre ; elle vaut pour le coupable dont la culpabilité est elle-même source de souffrance, mais elle vaut aussi tout
particulièrement pour l'animal, livré sans défense aux mauvais traitements de la "bête" humaine.
"Il est bon de se préparer très jeune à supporter les
atrocités dont l'homme est capable, lorsqu'il ne se maîtrise pas." Cette phrase exprime tout le désespoir de Jahnn quant à la condition de ce monde dans
lequel la faute est et sera toujours possible, parce que "l'homme n'est pas libre et que sa faute est originelle".
L'espoir en un changement de cet état de fait
et en l'avènement d'un monde meilleur, cet espoir s'est envolé ; il a échoué face à la réalité, au tragique de la vie, et Jahnn constate que la purification par la
peine et la souffrance, telle qu'elle est prônée par les religions établies, ne peut rien arranger : "Je me suis peu à peu convaincu qu'aucun choc, quelle qu'en
soit la forme spirituelle, n'est capable de changer la teneur de l'âme humaine.
L'homme ne corrige pas ses instincts sadiques, il ne fait que prier un peu
plus." Il est donc évident que, face à la cruauté de l'existence, la foi en un ordre divin soit rejetée.
Jahnn ne voit la possibilité de "supporter l'horrible
calvaire de la destinée individuelle", que dans l'offrande physique totale de soi-même au monde et à ces reflets des événements que sont devenues la
langue et la musique.
Dans ce processus de trépas et de putréfaction, dans cette union de la vie et de la mort, dans cette inéluctable destruction de toute
vie qui réduit toute joie sitôt éclose à néant, le mot est la seule chose qui puisse conférer à l'être humain une dimension dans le temps.
C'est en 1919 que Jahnn publia sa première oeuvre dramatique : le Pasteur Ephraïm Magnus, qui lui valut le prix Kleist.
Comme dans ses autres oeuvres, il
y traite du problème de la sexualité et des "lois de la chair" auxquelles nous sommes tous soumis.
Sa représentation de l'amour fit scandale et les propos
hérétiques sur la religion contenus dans la pièce choquèrent tellement que l'on dut la retirer de l'affiche peu de temps après la première.
Dix ans plus tard, paraît son premier roman : Perudja.
Jahnn a voulu ici écrire le roman d' "un homme d'une espèce nouvelle".
Le héros, un "païen" qui n'a
pas encore été contaminé par la morale contre nature du christianisme, s'abandonne à la violence primitive de l'amour, à ses désirs et à ses instincts.
Financièrement indépendant grâce à la protection d'un étranger, il rêve de la fondation d'un royaume de l'amour idéal, dans un monde meilleur libéré des
maux de la civilisation.
Cette oeuvre réformatrice, grâce à laquelle toute souffrance doit être assistée, constitue le but suprême de sa vie.
Le roman
s'achève en une pacifique utopie, Perudja devient le maître de la terre et réussit à imposer un ordre universel nouveau et, par là, une paix éternelle.
L'oeuvre principale de Jahnn est constituée par le roman inachevé Fluss ohne Ufer : il s'agit d'une trilogie dont seuls sont parus Das Holzschiff (1949) et
Die Niederschrift des Gustav Anias Horn (1949-1950).
Au cours d'un voyage, un meurtre est commis à bord du trois-mâts "Lais" qui transporte une
mystérieuse cargaison.
Ellena, la fiancée de Gustav Anias Horn et seule femme à bord, est assassinée par le matelot de pont Alfred Tutein en proie à une
crise d'aliénation mentale.
Le jeune homme ne peut expliquer son geste, il a obéi à un instinct caché au sujet duquel il ne peut donner aucun
éclaircissement.
Alors que l'on recherche le cadavre, une mutinerie éclate à bord et le bateau coule.
Les naufragés sont sauvés et Anias Horn conclut un
pacte de sang avec le meurtrier de sa fiancée qui lui a avoué son forfait ; tous deux disparaissent, errent de continent en continent puis s'établissent jusqu'à
la mort du meurtrier dans une petite île finlandaise, où Anias Horn compose de la musique et Tutein est marchand de chevaux.
À l'âge de quarante-neuf ans,
Horn relate ces événements ; il les décrit, les analyse, les pèse et les comprend.
Avec ce roman, dans lequel l'auteur s'est efforcé de jeter les bases d'une
nouvelle éthique, où il a étudié avec angoisse les problèmes de la destinée et de la culpabilité et où il a été jusqu'au fond des choses et du moi énigmatique,
Jahnn a créé un chef-d'oeuvre de représentation de la souffrance et de l'infamie mais aussi de la grandeur humaine.
Toute l'oeuvre de Jahnn laisse transparaître des rapports intimes et originaux avec la nature.
Elle est emplie d'un sentiment panique de l'univers ; l'homme
est une partie de la nature dans laquelle rien ne se perd et tout se perpétue en se métamorphosant.
Et lui même reconnaît : "En moi existe le besoin
surnaturel de saisir la mélodie de la terre."
Jahnn sait rester sobre et direct malgré la richesse des images.
La langue utilisée est dense et pleine de vitalité ; elle est empreinte d'une objectivité de
pensée devenue aujourd'hui très rare qui détermine la structure même de sa prose.
Les phrases courtes et massives sont d'une étonnante concision.
Hans Henny Jahnn nous laisse une oeuvre à la fois dramatique et épique qui est loin d'être épuisée.
Il a tenté de redécouvrir la réalité et d'apprendre
quelque chose sur la destinée humaine, et il a finalement "été contraint de reconnaître l'inanité de ses efforts pour expliquer l'humanité"..
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