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Gérard de NERVAL (1808-1855) (Recueil : Odelettes) - El Desdichado

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Gérard de NERVAL (1808-1855) (Recueil : Odelettes) - El Desdichado Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé, Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie : Ma seule Étoile est morte, - et mon luth constellé Porte le Soleil noir de la Mélancolie. Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé, Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie, La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé, Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie. Suis-je Amour ou Phoebus ?... Lusignan ou Biron ? Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ; J'ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène... Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron : Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

« Introduction. Gérard de Nerval a composé ce sonnet en 1853, au lendemain d'une nouvelle période de troubles mentaux.

Il vit désormais sous la menace constante d'une rechute.

Il tente de se ressaisir en se reportant par le souvenir, comme il l'a déjà fait dans Sylvie, aux jours heureux de son enfance et de sa jeunesse; mais il n'a plus guère d'espoir et prend conscience d'une fatalité redoutable qui pèse sur lui. Le Destin, tel est le premier titre qu'il a donné à ces vers.

Il s'arrête finalement à un autre titre, plus concret, plus poignant, plus suggestif aussi par sa couleur étrangère : El Desdichado, le Déshérité.

C'est la devise que porte sur son bouclier, dans Ivanhoe (chapitre VIII), un mystérieux compagnon de Richard Coeur de Lion, dépossédé de son château par le roi Jean.

Nerval l'adopte à son tour et se décrit, lui aussi, sous l'aspect d'un chevalier du Moyen Age que hante le malheur. Le sonnet. Premier quatrain.

Trois termes, accompagnés de l'article défini, qui souligne leur cruauté implacable, évoquent la détresse du poète. Gérard est le ténébreux, l'homme condamné à vivre dans les ténèbres (faute d'avoir désormais une étoile pour éclairer sa route); le veuf, l'homme privé de toute compagnie, après la disparition de sa bien-aimée Jenny; l'inconsolé, l'homme qui, malgré des tentatives de diversion, conserve au fond de son coeur une douleur éternelle.

Le rythme et les coupes de ce premier vers concourent à créer une double impression de fatalité et de tristesse : après la forte césure qui ponctue le premier hémistiche, le monosyllabe veuf, suivi dune virgule, peut suggérer la brutalité du deuil et le tétrasyllable inconsolé sa durée indéfinie.

Le second vers, au contraire, se prononce d'une seule haleine et prend une valeur incantatoire : Le prince d'Aquitaine à la tour abolie.

L'oreille s'abandonne à la musique des sons qui se succèdent avec une diversité mélodieuse.

Gérard de Nerval croit descendre d'un châtelain du Périgord qui portait sur ses armoiries trois tours d'argent.

Mais, dans le sonnet, le mot tour est en même temps le symbole du trésor sentimental que le poète a perdu; l'adjectif abolie est donc pris à la fois dans son acception littérale (le pouvoir seigneurial des Labrunie est aboli avec l'Ancien Régimé) et dans une acception figurée, plus importante, quoique imprécise (le bonheur amoureux de Gérard est aboli depuis que Jenny a quitté la terre).

Le premier hémistiche du troisième vers contient une allusion plus explicite au malheur qui a engendré une telle détresse : Ma seule étoile est morte.

Comme dans Sylvie, comme dans Aurélia, l' étoile est ici le symbole de la femme aimée : Gérard n'a jamais eu qu'un seul amour, qu'une seule étoile, et l'Éternel Féminin s'est fixé pour lui dans l'image évanouie de Jenny.

Nous l'imaginons dans le décor médiéval que suggérait déjà le titre : ses doigts font retentir sur les cordes d'un luth de douloureux accents; et ce luth, comme le bouclier du Desdichado, porte sur son armature l'insigne d'une destinée cruelle, un soleil noir, dont le sombre éclat efface à jamais la lueur fugitive des amours terrestres, multiples (le luth est constellé), mais décevantes.

Ce soleil noir est celui que fixa sur sa toile Albert Dürer dans son célèbre tableau Melancholia : Nerval l'évoque encore dans le Voyage en Orient et.

dans Aurélia. Second quatrain.

Pour comprendre les quatre vers suivants, il faut se reporter à une nouvelle des Filles du feu, Octavie, où l'écrivain conte un souvenir d'Italie.

Il séjournait, déjà fatigué de vivre, sur la côte méditerranéenne.

La tentation lui vint d'en finir et de se jeter à la mer, afin « d'aller demander compte à Dieu de sa singulière existence ». Mais l'idée d'un rendez-vous qu'il avait donné à une jeune Anglaise le détourna momentanément de ce projet funeste.

A l'heure où il se sent déjà dans la nuit du tombeau, il se souvient de celle qui l'a ainsi consolé (pour un temps, puisqu'il demeure, en définitive, inconsolé). Il associe à son image celle du Pausilippe, qui domine la baie de Naples; celle aussi d'une fleur mystérieuse (l'ancolie, précise le poète luimême en marge d'un manuscrit de ce sonnet appartenant à M.

Paul Éluard), dont la distinction triste est en secret accord avec la désolation de son coeur; celle enfin d'une treille sous laquelle eut lieu le rendez-vous salutaire.

Cette lumineuse évocation de l'Italie contraste avec les sourdes plaintes du premier quatrain, comme les enchantements du passé avec les réalités cruelles du présent. Premier tercet.

Au neuvième vers, un tour interrogatif rompt le mouvement du sonnet.

Le poète tente une évasion plus hardie, dans la légende et non plus dans le souvenir.

Il voudrait s'identifier par l'imagination aux dieux de la mythologie grecque, Amour ou Phébus; aux personnages du folklore national, Lusignan, comte de Poitou, qui devint roi de Chypre et qui épousa la fée Mélusine, Biron, qui apparaît dans des « Légendes du Valois » reproduites à la fin de Sylvie.

Mais la propre enfance de Gérard n'a-telle pas baigné dans de telles légendes? Il songe maintenant à ce parc qu'il a décrit dans Sylvie, à ce baiser inoubliable que déposa un soir sur son front Adrienne, reine de la fête et d'ailleurs issue de sang royal (Sylvie, II), reine encore de l'univers idéal du rêve.

Il songe aussi à ses méditations champêtres auprès des ruisseaux qu'une poétique tradition peuple d'êtres merveilleux, ondines ou sirènes. Deuxième tercet.

Mais le poète s'arrache au charme de cet éden où il passa ses premières années pour évoquer des moments plus pathétiques de sa vie : Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron.

Ces deux traversées sont ses deux grandes crises de folie, en 1841 et en 1853; il s'en souvient, écrira-t-il à la fin d'Aurélia, comme d'une « descente aux enfers ».

Dans la nuit qui l'entourait, il rêvait, en effet, d'un magique au-delà où revivrait son beau mythe amoureux; il poursuivait confusément le fantôme de son amour; il crut même l'étreindre, au terme d'une suite d'épreuves; et il retourna dans la vie réelle avec le sentiment d'une victoire remportée sur les puissances de la nuit.

Nouvel Orphée, il a pris une lyre comme compagne de ses voyages dans les ténèbres; et il a chanté son Eurydice éternelle sous les deux incarnations terrestres qui l'ont ému le plus profondément, celle de la sainte, Adrienne, morte religieuse, celle de la fée, Jenny Colon, fée de la scène, cantatrice et comédienne.

Le dernier vers, où règne une harmonieuse symétrie, s'étale avec une sorte de majesté, tout en suggérant des ombres impalpables. Conclusion. Gérard de Nerval fixe dans ce sonnet l'une de ses dernières images.

Il est « déshérité » et comme en deuil; mais non pas encore tout à fait désespéré, car certains souvenirs semblent conserver pour lui une vertu apaisante.

Il s'abandonne à leur poésie, sans pouvoir s'arracher toutefois à cette «mélancolie » qui l'a envahi et qui, illustrée par d'émouvantes visions, enveloppe le poème tout entier.. »

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