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Gabriel-Joseph de Guilleragues, Lettres portugaises, Lettre V

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Gabriel-Joseph de Guilleragues, Lettres portugaises, Lettre V L'orgueil ordinaire de mon sexe ne m'a point aidée à prendre des résolutions contre vous : Hélas ! j'ai souffert votre mépris ; j'eusse supporté votre haine et toute la jalousie que m'eût donnée l'attachement que vous eussiez pu avoir pour une autre, j'aurais eu, au moins, quelque passion à combattre, mais votre indifférence m'est insupportable ; vos impertinentes protestations d'amitié, et les civilités ridicules de votre dernière lettre, m'ont fait voir que vous aviez reçu toutes celles que je vous ai écrites, qu'elles n'ont causé dans votre coeur aucun mouvement, et que cependant vous les avez lues : Ingrat, je suis encore assez folle pour être au désespoir de ne pouvoir me flatter qu'elles ne soient pas venues jusques à vous, et qu'on ne vous les ait pas rendues. Je déteste votre bonne foi, vous avais-je prié de me mander sincèrement la vérité ? Que ne me laissiez-vous ma passion ; vous n'aviez qu'à ne me point écrire ; je ne cherchais pas à être éclaircie ; ne suis-je pas bien malheureuse de n'avoir pu vous obliger à prendre quelque soin de me tromper ? et de n'être plus en état de vous excuser ? Sachez que je m'aperçois que vous êtes indigne de tous mes sentiments, et que je connais toutes vos méchantes qualités : Cependant (si tout ce que j'ai fait pour vous peut mériter que vous ayez quelques petits égards pour les grâces que je vous demande) je vous conjure de ne m'écrire plus, et de m'aider à vous oublier entièrement ; si vous me témoigniez, faiblement même, que vous avez eu quelque peine en lisant cette lettre, je vous croirais peut-être ; et peut-être aussi votre aveu et votre consentement me donneraient du dépit et de la colère, et tout cela pourrait m'enflammer : Ne vous mêlez donc point de ma conduite, vous renverseriez, sans doute, tous mes projets, de quelque manière que vous voulussiez y entrer ; je ne veux point savoir le succès de cette lettre ; ne troublez pas l'état que je me prépare, il me semble que vous pouvez être content des maux que vous me causez (quelque dessein que vous eussiez fait de me rendre malheureuse) : Ne m'ôtez point de mon incertitude ; j'espère que j'en ferai, avec le temps, quelque chose de tranquille : Je vous promets de ne vous point haïr, je me défie trop des sentiments violents, pour oser l'entreprendre. Je suis persuadée que je trouverais peut-être, en ce Pays un Amant plus fidèle et mieux fait ; mais hélas ! qui pourra me donner de l'amour ? La passion d'un autre m'occupera-t-elle ? La mienne a-t-elle pu quelque chose sur vous ? N'éprouvé-je pas qu'un coeur attendri n'oublie jamais ce qui l'a fait apercevoir des transports qu'il ne connaissait pas, et dont il était capable ; que tous ses mouvements sont attachés à l'Idole qu'il s'est faite ; que ses premières idées et que ses premières blessures ne peuvent être ni guéries ni effacées ; que toutes les passions qui s'offrent à son secours et qui font des efforts pour le remplir et pour le contenter, lui promettent vainement une sensibilité qu'il ne retrouve plus, que tous les plaisirs qu'il cherche sans aucune envie de les rencontrer, ne servent qu'à lui faire bien connaître que rien ne lui est si cher que le souvenir de ses douleurs.

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