Eugenio Montale
Extrait du document
«
Eugenio Montale
Les archétypes de la poésie de Montale se révèlent dans les paysages les plus sévères de la côte ligure : roc et mer, ascèse et ténacité.
En lui, l'homme a certes pu éprouver les charmes de l'humanisme grand-bourgeois ; mais le poète a infléchi sa formation intellectuelle,
essentiellement spiritualiste au départ et quelque peu dépourvue du sens de l'histoire, par la leçon de l'environnement de ses jeunes
années : d'où l'abstention, la retenue, un quant à soi "stoïque".
Né à Gênes, Montale fit la Première Guerre mondiale dans l'infanterie, en
qualité d'officier.
Il vécut de 1928 à 1948 à Florence, où il assuma, aussi longtemps que les fascistes l'y tolérèrent, la direction d'un
institut culturel.
Fréquentant un milieu d'antifascistes libéraux, il milita après la guerre dans le parti libéral-socialiste pendant quelques
années.
Il est, depuis 1948 journaliste à Milan, où il écrit dans les colonnes de l'organe conservateur Corriere della Sera ; c'est également
un critique musical fort apprécié.
La pénétration exceptionnelle dont il fait souvent preuve en tant que critique littéraire et traducteur, la qualité de l'ironie et de l'amertume
qui percent à travers ses pages de prose descriptive et narrative (Papillon de Dinard, 1960) ne suffisent toutefois p a s à motiver le
caractère de son oeuvre poétique Et, bien que ses expériences de poète aient des sources bien précises (la tradition lyrique italienne, de
Pétrarque aux poètes du Cinquecento, et de Leopardi à Pascoli ; Scève et les symbolistes français ; les métaphysiciens anglais et
Hopkins, Pound, Eliot) ; bien que la poésie de Montale soit une poésie extrêmement "cultivée", les racines de cette poésie demeurent
cachées dans les ombres d'une vie, dans un système psychologique qui exclut toute confession.
Dans les poèmes d'Ossi di Seppia (1925) des aspects privilégiés de la réalité naturelle répondent à des états psychiques : érosion et
désagrégation, une atonie (un "délire d'immobilité") parcourue par des signaux indiquant des possibilités d'évasion ou de salut.
Si
certains poèmes (la suite Méditerranée, par exemple), adoptent parfois une tournure discursive, une allure de confidence que l'on ne
verra reparaître que dans quelques-uns de ses vers plus récents, les plus importants d'entre eux, en revanche, sont faits de brèves
strophes contractées, de rythmes robustes et abrupts, chargés de rimes et d'assonances, dans une pâte verbale expressionniste.
On
trouve là quelques-uns des plus beaux poèmes italiens des années vingt.
C'est une oeuvre de négation juvénile, qui se complaît tout
naturellement à l'énergie mise au service du désespoir.
Au sein de l'échec cosmique, plus aisé à appréhender, le poète n'a pas encore
saisi, cerné son propre échec.
Ce n'est qu'en 1927 que, dans un texte (Arsenio) ou à la "cendre des astres" s'associe désormais "une vie
étranglée", il accède à la maturité lyrique.
Douze ans plus tard (1939) à la veille de la guerre, paraît Le Occasioni (circonstances, mais également rencontres, hasards, chances),
série d'épisodes qui déchiffrent ou confirment une destinée à travers des situations, des lieux, des êtres.
Les deux systèmes de signes le
public et le privé échangent ici leurs rôles : d'où ambiguïté, plus encore qu'obscurité.
Le lecteur doit pouvoir reproduire l'iter, le chemin qui
précède, accompagne et suit la fulgurance existentielle, à savoir la découverte de la poésie.
D'une réalité atomisée, les parcelles
infinitésimales sont saisies dans leur évidence et leur expressivité extrêmes, ressoudées par une sensibilité phonique et visuelle
exceptionnelle qui exploite les ressources les plus diverses de la synchronie et de la diachronie linguistiques.
L'"occasion", c'est l'irruption,
à travers une déchirure du quotidien, d'un élément imprévu (ou rituel), d'un désordre ordonnateur.
L'expérience chronologiquement
contiguë subit une brusque cristallisation, qui entraîne une intermittence, non pas du coeur ou de la mémoire, mais de la "volonté de
vivre".
Chaque poème est à la fois la cicatrice d'une brûlure et son histoire.
Si la réalité est énergie aveugle, nature inhumaine ou vitalité
indifférenciée et répugnante (comme dans les conflits humains que Montale appelle "les guerres des mort-nés"), la lumière, en revanche,
est le véhicule de la vérité.
Les "voix" sont des illuminations, elles parlent par énergie radiante.
Mais au fur et à mesure que la nuit de la guerre s'accuse au-dessus de l'Europe (Finistère, 1943), Montale effectue un retour aux thèmes
néo-platoniciens, au Coeur de ténèbres où la Princesse Lointaine participe autant de l'ange que du démon, et où la lumière se coagule en
des objets héraldiques et magiques, étrangers à la main de l'homme ; des pierres précieuses.
Après ce recueil, qui contient quelquesunes des oeuvres les plus difficiles et les plus belles de Montale, viennent les dernières poésies (La Bufera, 1956).
On retrouve ici les
visions fulgurantes et ramassées de "Motets" d e Le Occasioni.
La matière verbale et les sujets sont empruntés à une espèce de
"badinage" international ; mais aussi visant haut, des poèmes plus détendus, moins centripètes, qui sont désormais de véritables
méditations.
Montale tient à demeurer toujours rigoureusement "laïque" ; et les présences porteuses de poésie sont démiurgiques, et non
point divines.
Toutefois, dans toute une partie de son oeuvre récente, plus l'image de son "double" féminin se précise et se rapproche,
plus se manifeste l'Autre mystiquement lointain ; et le poète (qui s'était identifié au Nestorien, celui-là qui ne croit point à l'unité des deux
personnes dans le Christ) paraît, dans plus d'une poésie, accepter la présence de l'invisible à titre non seulement exceptionnel, mais
quotidien ; et la cohabitation des esprits et des corps.
Seulement, à la "cloche de verre", sous laquelle, d'après Montale lui-même, il vivait
dans la Florence des temps fascistes, un nouvel écran se substitue ironie ou peur mis entre le poète et les autres hommes, entre la
solitude et "cette extermination d'oies", ainsi qu'il définit le monde de l'histoire.
Poète lyrique et, partant, poète d'un seul et même thème, Montale a donné une voix à l'homme qui, réduit à n'être (ou à ne se croire)
qu'une "bavure nacrée d'escargot" ou un infime "débris de verre foulé aux pieds", se perpétue néanmoins et demeure en attente,
pressentant que la réalité peut lui être rendue dans son intégralité par un messager du miracle, c'est-à-dire par une communication
chiffrée de l'absolu qui n'est évidemment autre que l'expression poétique elle-même.
Consommateur à l'état pur, il se réalise en se
scindant en deux parties ; en étant à la fois l'esclave (égarement, misère, dénuement) et le maître (liberté, puissance, mépris).
Les "tempêtes" de la barbarie fasciste, de la guerre et de la catastrophe atomique (d'où le titre de son dernier recueil : La Bufera) sont
donc interprétées dans cette poésie comme de simples intensifications d'une seule et unique puissance, intrinsèquement mauvaise :
l'existence.
Le véritable "rêve du prisonnier" (titre du dernier poème de ce recueil) est et demeure toujours la prison.
Mais, par sa rigueur
obstinée, la défense contre la vérité intersubjective devient, chez un poète aussi profond que Montale, une vérité d'une puissance quasi
monstrueuse une vérité noire qui est le récit authentique d'une descente aux enfers de l'inauthentique.
Avec peut-être celles d'Eliot, de Benn et de Pasternak, l'oeuvre de Montale se situe parmi les expressions les plus hautes d'une condition
historique qui croit échapper à l'Histoire en étant vécue comme éternelle : celle de la conscience brûlée vive par l'orgueil et la terreur de
son propre destin..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓