Ennius
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Ennius
239-169 av.
J.-C.
Cornélius Népos, inventeur de ce genre littéraire qui devait s'appeler plus tard la "vie romancée", assure qu'en 204 av.
J.-C., Caton, alors censeur, fit la
connaissance en Sardaigne d'un centurion nommé Quintus Ennius.
Ennius était un Calabrais, né à Rudies, trente-cinq ans avant.
L'armée romaine l'avait
bien accepté en qualité de volontaire pour la seconde guerre punique et lui avait même conféré un grade d'officier subalterne, mais il n'était pas pour cela
citoyen romain.
Caton le ramena à Rome.
Ce que Népos nous demande d'admettre, c'est que l'implacable ennemi des lettres grecques fut l'homme qui, par
hasard ou par inadvertance, introduisit le loup dans la bergerie, c'est-à-dire, fit entrer dans Rome le poète qui allait vouer au culte de l'hellénisme la
littérature romaine tout entière.
Les autres données que nous fournit la tradition relativement à la vie d'Ennius relèvent de l'histoire littéraire.
Nul parmi les anciens n'a songé à nous dire si
le père de la poésie latine était chétif ou robuste, s'il se maria, s'il laissa des enfants.
On nous le montre s'installant sur l'Aventin, non loin du temple de Minerve : c'était alors le quartier des gens de lettres.
Il partageait son logement avec un
confrère, le poète comique Cécilius.
On sait l'importance qu'a toujours eue, à Rome, le mécénat littéraire.
Les mécènes du IIe siècle — nous sommes à l'apogée de la république — étaient des
patriciens devenus illustres et riches par leurs exploits militaires.
Les premiers d'entre eux qui remarquèrent le talent poétique d'Ennius appartenaient à la
famille des Fulvius Nobilior.
Le père, M.
Fulvius Nobilior, emmena l'écrivain avec lui en Étolie, où il était chargé d'une expédition militaire.
Le général se
proposait sans doute de faire célébrer ses hauts faits par le poète.
Mais, adversaire farouche des patriciens, grands hommes de guerre, le vieux Caton
protesta publiquement contre l'initiative de ce général romain qui tendait à s'offrir un louangeur appointé.
Pour bien montrer son peu d'estime pour cette
noblesse vaniteuse, le sourcilleux démocrate lança un calembour qui, venant de lui, dut produire quelque effet : il appela le général non pas Nobilior mais
Mobilior.
Le fils de M.
Fulvius, Quintus Fulvius Nobilior, prit à son tour le poète sous sa protection : il lui fit attribuer par le peuple quelques terres dans une colonie
nouvelle et il obtint pour lui le titre de citoyen romain.
Puis, Ennius changea de cercle littéraire et passa sous la protection des Scipions.
Les Scipions sont les grands "mécènes" de la république.
Ennius, promu,
grâce à leur appui, poète officiel de Rome, va devenir la plus haute gloire de leur mécénat.
Scipion l'Africain avait une politique religieuse qui visait directement à sa propre divinisation.
De son vivant, il avait sa statue dans le temple de Jupiter, et
nous avons de bonnes raisons de croire que le vainqueur d'Annibal se faisait volontiers passer pour l'enfant du maître des dieux.
Ennius n'avait pas manqué de contribuer à cette propagande : Cicéron nous a conservé de lui une inscription métrique qu'on imaginerait volontiers figurant
sur le socle d'une statue qui eût représenté Scipion déjà héroïsé, tout proche d'une apothéose à tout le moins littéraire :
"Des confins de l'aurore aux rives du ponant,
Nul mortel, en hauts faits, n'est comparable à moi.
D'autres pourront monter jusqu'au séjour des dieux,
Le ciel ouvre à moi seul sa porte la plus grande."
Ces vers sont caractéristiques du talent d'Ennius : il vise à l'effet ; loin d'éviter l'emphase et le pathos, il s'efforce d'y atteindre par tous les moyens
possibles.
Aujourd'hui, nul défaut ne nous paraît plus insupportable et c'est ce qui rend si peu lisible, pour nos contemporains, l'ensemble de la poésie
latine, car il faut bien dire que tous les poètes romains qui se sont plu à appeler Ennius leur père ont, à l'exception peut-être de Catulle et d'Horace, hérité
son goût pour la grandiloquence.
L'oeuvre d'Ennius était copieuse et variée.
Il avait écrit des satires, dont il ne nous reste plus guère que les titres.
Un de ces titres, Héduphagética, indique
qu'il s'agissait sans doute d'une collection de recettes de cuisine intrépidement versifiées.
Quelques fragments nous restent de ses tragédies, dont Cicéron
estimait hautement le style et la vigueur.
Mais ce n'est point là ce qui a fait d'Ennius le grand poète de son siècle, intermédiaire, agent de liaison, si on peut dire, entre Homère et Virgile ; Ennius doit
son immortalité à ses Annales, énorme composition épique où il ambitionna de faire entrer toute l'histoire de Rome, depuis sa fondation par Romulus
jusqu'aux menus épisodes militaires auxquels lui-même, Ennius, avait participé ou assisté.
Il nous reste un peu plus de cinq cents vers de ce poème, qui devait en compter environ trente mille.
La grande trouvaille d'Ennius fut l'adoption du mètre homérique : l'hexamètre dactylique.
Son prédécesseur, Névius, avait publié, un siècle environ avant lui,
une épopée sur la première guerre punique.
Il l'avait écrite en vers saturniens : c'était le mètre national de Rome, mais il était lourd et monotone.
Dès leur premier vers, les Annales d'Ennius faisaient sonner aux oreilles romaines toutes les ressources de ces six grandes mesures à quatre temps
auxquelles le génie d'Homère avait, dès l'origine, conféré tour à tour tant de grâce ou tant de puissance :
"Muses qui de vos pieds frappez le grand Olympe…"
Hélas ! Le second vers déjà nous fait défaut ! Nous ne connaissons les Annales que par des extraits parfois très courts, dispersés dans l'oeuvre de
Cicéron, ou encore cités à titre de curiosité par quelque grammairien.
Inégale et mal équilibrée dans ses parties, l'épopée d'Ennius n'en contenait pas moins de mémorables morceaux de bravoure.
Elle inaugurait cette longue
tradition des épopées nationales écrites (les oeuvres d'Homère sont des épopées orales) où toutes les races d'Europe devaient, l'une après l'autre, affirmer
leur génie naissant.
Par là, Ennius pater a mérité d'être appelé le père, non seulement des poètes de Rome, mais même de toute l'épopée européenne.
Lorsqu'il mourut en l'an 169 av.
J.-C., les Scipions lui firent une place dans leur tombeau familial.
Il avait toujours aimé le vin, affirme Horace, il est donc
naturel qu'un tardif compilateur l'ait fait mourir de la goutte ; c'était une mort enviable pour un poète romain..
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