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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les flammes hautes) - Mon ami, le paysage

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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les flammes hautes) - Mon ami, le paysage J'ai pour voisin et compagnon Un vaste et puissant paysage Qui change et luit comme un visage Devant le seuil de ma maison. Je vis chez moi de sa lumière Et de son ciel dont les grands vents Agenouillent ses bois mouvants Avec leur ombre sur la terre. Il est gardé par onze tours Qui regardent du bout des plaines De larges mains semer les graines Sur l'aire immense des labours. Un chêne y détient l'étendue Sous sa rugueuse autorité, Mais les cent doigts de la clarté Jouent dans ses feuilles suspendues. Un bruit s'entend : c'est un ruisseau Qui abaisse de pente en pente Le geste bleu de son eau lente Jusqu'à la crique d'un hameau, Tandis qu'au loin sur les éteules Tassant le blé sous le soleil Semble tenir dûment conseil Le peuple d'or des grandes meules. J'ai pour voisin et compagnon Un vaste et puissant paysage Qui change et luit comme un visage Devant le seuil de ma maison. Sous l'azur froid qui le diapre L'hiver, il accueille mes pas Pour aiguiser à ses frimas Ma volonté rugueuse et âpre. Lorsqu'en Mai brillent les taillis, Tout mon être tremble et chatoie De l'immense frisson de joie Dont son feuillage a tressailli. En Août quand les moissons proclament Les triomphes de la clarté, Je fais régner le bel été Avec son calme dans mon âme. Et si Novembre avide et noir Arrache aux bois toute couronne, C'est aux flammes d'un peu d'automne Que je réchauffe mon espoir. Ainsi le long des jours qui s'arment D'ample lumière ou de grand vent J'éprouve en mon cerveau vivant L'ardeur diverse de leurs charmes. J'ai pour voisin et compagnon Un vaste et puissant paysage Qui change et luit comme un visage Devant le seuil de ma maison. Même la nuit je le visite Quand les astres semblent les yeux De héros clairs et merveilleux Que les splendeurs du ciel abritent. A haute voix, à coeur ardent, Je dis ton nom, brusque Persée ; Et l'ombre immense et angoissée Tressaille encore en l'entendant. Je te nomme à ton tour, Hercule, Et toi, Pollux, et toi, Castor, Et toi, Vénus, dont le feu d'or Préside au deuil des crépuscules. Je mêle aux légendes des Dieux Ta légende de sang jaspée, Belle et pâle Cassiopée, Qui luis sereine au Nord des cieux, Si bien que grâce à votre gloire Mon coeur se dresse et s'affermit Et qu'il s'exalte et crie au bruit Que font vos noms en ma mémoire. J'ai pour voisin et compagnon Un vaste et puissant paysage Qui change et luit comme un visage Devant le seuil de ma maison. Je connais bien les humbles sentes Qui vont d'un clos à d'autres clos Ou descendent le long de l'eau Vers les grottes retentissantes. Quand l'air est sec et refroidi Et que tout bruit semble plus proche, Je reconnais au son des cloches Quel angelus tinte à midi. Je sais le dessin de chaque ombre Dans le soleil, sur les hauts murs ; Et j'ai compté les brugnons mûrs Qui ploient la branche sous leur nombre. Ces deux tilleuls qui montent là, Je sens la main aujourd'hui morte Qui les planta devant la porte Pour que la foudre n'y tombât. Chaque bête qui vague ou broute M'est familière et le sait bien ; D'après l'aboi que fait son chien J'entends qui passe sur la route. J'ai pour voisin et compagnon Un vaste et puissant paysage Qui change et luit comme un visage Devant le seuil de ma maison. Et je lui dis des choses tendres Et profondes avec mon coeur Les soirs quand la clarté se meurt Et que seul il me peut entendre. Je lui parle des jours passés Quand, le corps lourd de déchéances, Je vins chercher dans sa jouvence Un air allègre et condensé, Quand je sentis en moi renaître, Jour après jour, l'ancien désir D'aimer le monde et l'avenir Et d'être fort et d'être maître ; Quand j'étais si vraiment heureux De mes marches de roche en roche Que j'embrassais les arbres proches Avec des pleurs au fond des yeux Et que les thyms sous la rosée Et que les trèfles dans le vent Me semblaient moins frais et vivants Que mes espoirs et mes pensées. J'ai pour voisin et compagnon Un vaste et puissant paysage Qui change et luit comme un visage Devant le seuil de ma maison. Dites, vous ai-je aimés, retraites, Coteaux feuillus, sources des bois, Antres où résonnait ma voix Avec sa force enfin refaite ! Plus rien de vous n'est étranger Au coeur ému de ma mémoire, On ne sait quoi de péremptoire Entre nous tous s'est échangé. Aussi quand ma vie accomplie, Ployant sous le poing noir du sort, Ira se perdre dans la mort, Doux ciel ami, je te supplie D'être présent à mes regards Avec ta plus ample lumière, Afin que soit belle la terre A mon départ.

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