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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les flammes hautes) - Au passant d'un soir

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Émile VERHAEREN (1855-1916) (Recueil : Les flammes hautes) - Au passant d'un soir Dites, quel est le pas Des mille pas qui vont et passent Sur les grand'routes de l'espace, Dites, quel est le pas Qui doucement, un soir, devant ma porte basse S'arrêtera ? Elle est humble, ma porte, Et pauvre, ma maison. Mais ces choses n'importent. Je regarde rentrer chez moi tout l'horizon A chaque heure du jour, en ouvrant ma fenêtre ; Et la lumière et l'ombre et le vent des saisons Sont la joie et la force et l'élan de mon être. Si je n'ai plus en moi cette angoisse de Dieu Qui fit mourir les saints et les martyrs dans Rome, Mon coeur, qui n'a changé que de liens et de voeux, Eprouve en lui l'amour et l'angoisse de l'homme. Dites, quel est le pas Des mille pas qui vont et passent Sur les grand'routes de l'espace, Dites, quel est le pas Qui doucement, un soir, devant ma porte basse S'arrêtera ? Je saisirai les mains, dans mes deux mains tendues, A cet homme qui s'en viendra Du bout du monde, avec son pas ; Et devant 1'ombre et ses cent flammes suspendues Là-haut, au firmament, Nous nous tairons longtemps Laissant agir le bienveillant silence Pour apaiser l'émoi et la double cadence De nos deux coeurs battants. Il n'importe d'où qu'il me vienne S'il est quelqu'un qui aime et croit Et qu'il élève et qu'il soutienne La même ardeur qui monte en moi. Alors combien tous deux nous serons émus d'être Ardents et fraternels, l'un pour l'autre, soudain, Et combien nos deux coeurs seront fiers d'être humains Et clairs et confiants sans encor se connaître ! On se dira sa vie avec le désir fou D'être sincère et d'être vrai jusqu'au fond de son âme, De confondre en un flux : erreurs, pardons et blâmes, Et de pleurer ensemble en ployant les genoux. Oh ! belle et brusque joie ! Oh ! rare et âpre ivresse ! Oh ! partage de force et d'audace et d'émoi, Oh ! regards descendus jusques au fond de soi Qui remontez chargés d'une immense tendresse, Vous unirez si bien notre double ferveur D'hommes qui, tout à coup, sont exaltés d'eux-mêmes Que vous soulèverez jusques au plan suprême Leur amour pathétique et leur total bonheur ! Et maintenant Que nous voici à la fenêtre Devant le firmament, Ayant appris à nous connaître Et nous aimant, Nous regardons, dites, avec quelle attirance, L'univers qui nous parle à travers son silence. Nous l'entendons aussi se confesser à nous Avec ses astres et ses forêts et ses montagnes Et sa brise qui va et vient par les campagnes Frôler en même temps et la rose et le houx. Nous écoutons jaser la source à travers l'herbe Et les souples rameaux chanter autour des fleurs ; Nous comprenons leur hymne et surprenons leur verbe Et notre amour s'emplit de nouvelles ardeurs. Nous nous changeons l'un l'autre, à nous sentir ensemble Vivre et brûler d'un feu intensément humain, Et dans notre être où l'avenir espère et tremble, Nous ébauchons le coeur de l'homme de demain. Dites, quel est le pas Des mille pas qui vont et passent Sur les grand'routes de l'espace, Dites, quel est le pas Qui doucement, un soir, devant ma porte S'arrêtera ?

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