Elio Vittorini
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Elio Vittorini
1908-1966
Né à Syracuse, d'un cheminot sicilien, Elio Vittorini représente dans la littérature italienne contemporaine la grande protestation des
hommes du Sud, tenus jusqu'alors dans une sorte d'esclavage à base d'ignorance, d'injustice et de misère.
En quelques livres qui ont la
force et la pureté d'un cri, surtout Erica (1938), Conversation en Sicile (1941), Le Simplon fait un clin d'oeil au Fréjus (1947), il a appliqué
un double programme, culturel et esthétique.
D'une part promouvoir une nouvelle culture, qui ne soit plus, comme la culture classique, un opium pour les hommes qui souffrent, mais
un instrument de libération du prolétariat exploité.
"Une nouvelle culture qui soit de défense et non plus de consolation de l'homme",
comme il l'a écrit dans son Journal en public, alors que, directeur de la revue communiste "Il Politecnico", il menait, au lendemain de la
dernière guerre, la bataille de ce qu'on a appelé en France la "littérature engagée".
D'autre part, créer un art du "documentaire lyrique", c'est-à-dire mêler aux éléments réalistes du roman une mélodie verbale comparable
à une musique d'opéra, due à quelques procédés très simples, comme la répétition, sorte de retour incantatoire du mot, la métaphore de
type homérique, les allusions à la mythologie populaire, etc.
Erica est l'histoire d'une fillette de 14 ans, abandonnée par ses parents, avec son petit frère et sa petite soeur, dans une baraque
délabrée de banlieue, sans autres ressources que quelques provisions.
Commence alors l'épopée : la découverte, l'approche anxieuse et
émerveillée, de ce petit trésor qui a charbon, huile, maïs, haricots, oeufs, poule.
Erica explore ses réserves comme Crusöé son île, avec
les joies et les angoisses que procure l'accomplissement d'un rite religieux.
Vittorini a évité le danger du misérabilisme.
Gharbon, huile,
maïs, haricots, oeufs, poule, sont les divinités de ce foyer enfantin.
Erica est heureuse et fière de les révérer ; et quand, poussée par la
nécessité, elle se donne à la prostitution, elle n'éprouve pas le besoin de se plaindre : ne continue-t-elle pas à répondre aux exigences
de ce grand culte mystérieux qu'elle doit aux aliments, aux sources de lumière et de chauffage ?
Cette mythologie de la faim et du froid, il faut la rattacher à toute la vision "humaniste" de Vittorini.
Humanisme très particulier que le
sien, puisqu'il est sans contenu, sans idéologie, et se réduit à l'exaltation pure et simple de l'homme, l'homme aliéné par des siècles
d'injustice et de misère, de faim et de maladie, l'homme dont il importe de ressusciter la grandeur et l'intégrité primitives.
L'univers de
Vittorini est un univers élémentaire ; je ne le dis pas dans un sens péjoratif.
Élémentaire parce que ses valeurs sont des éléments :
comestibles, combustibles, médicaments, vêtements, et non pas des pensées.
Erica est une réussite comme le sont Conversation en
Sicile et le Simplon fait un clin d'oeil au Fréjus, et pour les mêmes motifs : parce que les personnages de ces trois récits (des paysans
siciliens dans le deuxième et des ouvriers milanais dans le troisième) sont des déshérités, que la faim et le froid sont véritablement leurs
problèmes, que le mot "humanité" résonne à leurs oreilles comme un appel vers un bien encore inconnu.
Il suffit à Erica de palper et de
soupeser son sac de farine, il suffit à Museau-Enfumé, le cantonnier du Simplon, d'ajouter un anchois unique au maigre ordinaire de ses
repas, pour se sentir devenir "humains".
L'"humanité" de ces personnages consiste dans une sorte de respect sacré des objets de
première nécessité, et voilà qui est juste et conforme à la vérité profonde de la vie.
La grande fugue sur le mot "homme" éclate dans Conversation en Sicile, faite des voix alternées de "l'homme Ézéchiel", et de "l'homme
Porphyre", et de l'aiguiseur de couteaux, et du gnome Colombo, le cabaretier, et enfin de l'auteur lui-même, revenu pour quelques jours
dans son pays natal.
Ils boivent sous la voûte sombre du gnome Colombo, là où "il n'y avait que le vin nu à travers les siècles, et des
hommes à nu dans tout le passé du vin" ; ils boivent, immergés nus "dans la matrice de nudité du vin".
"Mais moi, dit l'auteur, je ne
pouvais pas le boire ce vin ; à cause de tout le passé humain en moi, je sentais que ce n'était pas une chose exprimée de l'été et de la
terre, mais une triste, triste chose fantôme exprimée des cavernes des siècles.
Et quoi d'autre pouvait-il y avoir dans un monde toujours
offensé ? Des générations et des générations avaient bu, avaient versé leur douleur dans le vin, cherché dans le vin la nudité, et une
génération buvait dans l'autre, dans la nudité de morne vin des générations passées, dans toute la douleur versée."
Toute cette admirable Conversation en Sicile est traversée de symboles qui annoncent la résurrection prochaine de la pureté originelle.
Dès le début, le narrateur, debout sur le pont du bateau qui le conduit en Sicile, se grise du fromage qu'il mange à l'air cru, et d'en sentir,
dans la bouche, "entre le pain et l'air fort, la saveur blanche et pourtant âpre, et antique, avec les grains de poivre comme de soudains
grains de feu sur la langue".
L'image du feu réapparaît, hispanisme rouge et ardent (le début de Conversation a été écrit sous le coup des
premiers massacres de la guerre d'Espagne), quand la mère du narrateur, humble paysanne de Sicile, enveloppée d'un châle rouge,
prend conscience de la mort d'un de ses fils soldats, et se dresse "le visage rouge, feu et flamme avec la couverture sur les épaules".
A côté de la couleur, il y a les sons, non moins aigus et brûlants, "cette plainte interne, comme un sifflet", qui a poussé l'écrivain à
entreprendre son voyage en Sicile, ou cette musique de cornemuse, leitmotiv du voyage.
Puis voici les symboles de l'aiguiseur, qui
cherche partout épées ou canons à affûter, dents ou ongles, "ciseaux, poinçons, couteaux, piques et arquebuses, mortiers, faux et
marteaux ; canons, canons, dynamite" à rendre aigus et régénérateurs du monde ; et enfin le symbole des symboles, trouvaille de
"l'homme Porphyre", l'eau vive, qui seule peut "laver les offenses du monde et désaltérer le genre humain offensé".
Le feu, le sifflet, les lames de couteaux et d'épées, l'eau vive : tout ce qui brûle, point, mord, tout ce qui met à découvert la nudité
élémentaire de l'homme, l'absolu de l'homme, la seule part qui compte en lui, la seule part dont une culture moderne ait à rendre
compte, la part vraie et pauvre, longtemps masquée par les superstructures psychologiques de la culture bourgeoise, et qui a été remise
à jour, par une correspondance symbolique, dans un pays justement lui-même pauvre et tendu, de par sa pauvreté, dans une exigence
de vérité immédiate et essentielle.
La grandeur d'Elio Vittorini est ainsi d'avoir débarrassé "l'homme" de ses expressions fausses, gratuites ou frivoles, pour lui rendre sa
dignité métaphysique absolue.
L'oeuvre de cet écrivain résume et symbolise les tendances les plus originales de la jeune littérature
italienne ; et il n'y a rien d'étonnant à ce qu'elle ait servi d'inspiration et de modèle à l'importante "école" du néo-réalisme lyrique..
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