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Diderot, Entretien d'un père avec ses enfants

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Diderot, Entretien d'un père avec ses enfants MOI. C'est qu'il y a tant de méchants dans ce monde, qu'il n'y faut pas retenir ceux à qui il prend envie d'en sortir. LE DOCTEUR BISSEI. Mon affaire est de le guérir, et non de le juger ; je le guérirai, parce que c'est mon métier ; ensuite le magistrat le fera pendre, parce que c'est le sien. MOI. Docteur, mais il y a une fonction commune à tout bon citoyen, à vous, à moi, c'est de travailler de toute notre force à l'avantage de la républi­que ; et il me semble que ce n'en est pas un pour elle que le salut d'un malfai­teur, dont incessamment les lois la délivreront. LE DOCTEUR BISSEI. Et à qui appartient-il de le déclarer malfaiteur ? Est-ce à moi ? MOI. Non, c'est à ses actions. LE DOCTEUR BISSEI. Et à qui appartient-il de connaître de ces actions ? Est-ce à moi ? MOI. Non ; mais permettez, docteur, que je change un peu la thèse, en supposant un malade dont les crimes soient de notoriété publique. On vous appelle ; vous accourez, vous ouvrez les rideaux, et vous reconnaissez Tartou­che ou Nivet. Guérirez-vous Cartouche ou Nivet ? Le docteur Bissei, après un moment d'incertitude, répondit ferme qu'il le guérirait ; qu'il oublierait le nom du malade, pour ne s'occuper que du carac­tère de la maladie ; que c'était la seule chose dont il lui fût permis de connaî­tre; que s'il faisait un pas au delà, bientôt il ne saurait plus où s'arrêter ; que ce serait abandonner la vie des hommes à la merci de l'ignorance, des passions, du préjugé, si l'ordonnance devait être précédée de l'examen de la vie et des mœurs du malade. “ Ce que vous me dites de Nivet, un janséniste me le dira d'un moliniste, un catholique d'un protestant. Si vous m'écartez du lit de Cartouche, un fanatique m'écartera du lit d'un athée. C'est bien assez que d'avoir à doser le remède, sans avoir encore à doser la méchanceté qui permet­trait ou non de l'administrer… -Mais, docteur, lui répondis-je, si après votre belle cure, le premier essai que le scélérat fera de sa convalescence, c'est d'assassiner votre ami, que direz-vous ? Mettez la main sur la conscience ; ne vous repentirez-vous point de l'avoir guéri ? Ne vous écrierez-vous point avec amertume : Pourquoi l'ai-je secouru ! Que ne le laissais-je mourir ! N'y a-t-il pas là de quoi empoisonner le reste de votre vie… LE DOCTEUR BISSEI. Assurément, je serai consumé de douleur ; mais je n'aurai point de remords. MOI. Et quel remords pourriez-vous avoir, je ne dis point d'avoir tué, car il ne s'agit pas de cela ; mais d'avoir laissé périr un chien enragé… Docteur, écoutez-moi. Je suis plus intrépide que vous ; je ne me laisse point brider par de vains raisonnements. Je suis médecin. Je regarde mon malade ; en le regar­dant, je reconnais un scélérat, et voici le discours que je lui tiens : “ Malheu­reux, dépêche-toi de mourir ; c'est tout ce qui peut t'arriver de mieux pour les autres et pour toi. Je sais bien ce qu'il y aurait à faire pour dissiper ce point de côté qui t'oppresse, mais je n'ai garde de l'ordonner ; je ne hais pas assez mes concitoyens, pour te renvoyer de nouveau au milieu d'eux, et me préparer à moi-même une douleur éternelle par les nouveaux forfaits que tu commettrais. Je ne serai point ton complice. On punirait celui qui te recèle dans sa maison, et je croirais innocent celui qui t'aurait sauvé ! Cela ne se peut. Si j'ai un regret, c'est qu'en te livrant à la mort je t'arrache au dernier supplice. Je ne m'occuperai point de rendre à la vie celui dont il m'est enjoint par l'équité naturelle, le bien de la société, le salut de mes semblables, d'être le dénoncia­teur. Meurs, et qu'il ne soit pas dit que par mon art et mes soins il existe un monstre de plus.

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