Charles Péguy
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C harles Péguy
C e qui m'a plu tout de suite dans Péguy, quand j'ai regardé pour la première fois un livre de lui, c'est qu'il écrit comme on marche.
O u peut-être comme on
travaille de ses mains ? A han ahan.
Son origine, peut-être ? Le père menuisier, la grand-mère rempailleuse de chaises.
Là cadence est surtout binaire.
0 mère, ense/velie/hors du/premier/jardin
Il arrive que l'attaque soit ternaire :
C omme Dieu/ne fait rien
mais le premier temps est comme le regard sur la route qu'il va falloir enfiler, et c'est toujours le départ pour une longue course, la monotonie, l'insistance
des pas, la reprise du même souffle au début de chaque strophe pendant des pages et des pages, les répétitions qui soulignent le rythme, un peu comme on
bat sur une enclume, ou au fléau, ou avec une cognée, ou comme les cloches sonnent leurs grandes laisses du matin et du soir : sur deux temps.
Les
carillons sont pour les jours de fête, le glas pour les enterrements.
Dans la prose, les périodes se construisent de la même allure têtue, tenace,
consciencieuse, laborieuse, scrupuleuse, pas pressée, sur deux ou trois expressions majeures, dont il s'agit de tirer tout ce qu'elles contiennent, comme
d'un brin de bois on finit par faire un manche de faux, à la fois commode et gracieux.
C ette première rencontre, c'était à l'École Normale, dans la grande salle de la bibliothèque, en 1919 ou 1920.
Je revenais de la guerre, j'avais marché,
marché, pendant près de quatre ans, des kilomètres et des kilomètres, le barda sur le dos, j'avais couché sous la pluie, dans la boue et maintenant j'étais là
tâtant le pouls de la vie civile, dont j'avais tant rêvé au front, cherchant par quel bout j'allais pouvoir entrer dedans, la vie libre, la vie paisible, la vie où l'on
n'est pas toujours à attendre d'être tué, où l'on n'est pas toujours à être renvoyé d'un endroit à un autre, mais où il est tellement difficile de savoir pourquoi
il peut y avoir aussi bien la paix que la guerre, et comment reconnaître le vrai du faux, le bien du mal.
J'ai trouvé sans peine les beaux in-octavo des œuvres
complètes que la N.R.F.
venait d'éditer.
J'avais envie de connaître Péguy, dont j'avais entendu parler.
J'ai dû tomber très vite sur une de ses phrases de
militant qui enfin me parlaient de ce dont j'avais envie d'entendre parler.
Peut-être ceci, par exemple : “ Pendant que je considérais l'univers sous l'aspect
de la mortalité, je me disais précisément que nous pouvons tuer beaucoup de gens sans l'avoir voulu.
” (De la grippe).
O u la fin du Roi Dagobert sur les deux
races d'hommes, ceux qui ne connaissent que par les livres, et ceux qui ne connaissent que “ la réalité présente ”.
“ Les premiers savent tout de l'objet,
excepté qu'ils ne savent pas ce qu'est l'objet dans la réalité présente.
Les autres ne savent rien de l'objet, excepté qu'ils savent ce qu'est l'objet dans sa
réalité présente.
” On s'en souvient, il s'agit de la V oulzie, qui, pour les uns, est le poème d'Hégésippe Moreau,
Le nain vert Obéron jouant au bord des pots
Sauterait par-dessus sans mouiller ses grelots.
(On est en 1903), et pour les autres “ un ruisseau où ils ont, un jour de grande halte, jeté des peaux de ronds de saucisson ”.
C 'étaient mes problèmes, comme on dit aujourd'hui.
J'étais socialiste.
J'aimais la poésie, j'aimais la justice, je me demandais pourquoi les hommes ne
s'entendent pas mieux, étant pourtant tous pareils, étant pourtant tous fragiles, tous incertains.
Péguy poète et militant.
A vingt-quatre ans, La Jeanne d'A rc de 1897, puis un peu plus tard les Cahiers de la Quinzaine, l'A ffaire Dreyfus, les C ongrès
socialistes, en attendant la grande période de la maturité, Notre Jeunesse, C lio, Note conjointe, Les Mystères, Eve.
P artout la primauté du réel.
V oilà, peut-être, en effet, le postulat.
Dans son diplôme d'études supérieures, que nous n'avons connu que plus tard, en 1932, mais qui date de 1897,
deuxième année d'École Normale, même époque que la Jeanne d'A rc, P éguy grondant un peu A lfred de V igny, dont il parle, s'opposant et s'affirmant, écrit : “
Le malheur est que le génie ne consiste pas à importer dans le réel, comme il nous est donné, un sens ou un idéal étranger : il consiste à chercher d'abord si
le réel, comme il nous est donné, a un sens, exprime un idéal, et à chercher, mais seulement s'il y a lieu, quel est ce sens, quel est cet idéal ; ce n'est point
du génie, c'est du simple arbitraire que de se servir du réel, en particulier de l'histoire, pour exprimer des idées qui n'y étaient pas.
” Dans les mêmes mois,
Péguy rédigeait son premier manifeste De la C ité socialiste ; l'année d'après, 1898, il publiait Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse.
Il y a un siècle de cela.
Mon âge.
M ais où en sommes-nous, maintenant ? A la place du rêve sur la cité harmonieuse, il y a l'URSS et les États-Unis, face à
face.
A u lieu de la grande patrie, pour l'idée de laquelle Péguy est mort, il y a la France d'aujourd'hui, qui ne sait pas trop quoi penser d'elle.
A la place de la
chrétienté prophétique, innocente, sûre d'elle, qu'il nous a proposée comme solution, il y a les églises cherchant leur chemin à tâtons l'une vers l'autre.
Péguy n'a peut-être pas grand-chose à nous apprendre ? Tout a tellement changé depuis son temps.
Nous sommes peut-être si différents de lui.
Il a pu
croire encore qu'il était en mouvement, que tout son monde était en mouvement, avec lui, pour mettre de l'ordre dans l'univers.
Nous, nous avons plutôt le
sentiment que nous subissons toutes sortes de fatalités, les nôtres d'abord, que nous portons en nous, celles de l'histoire, en plus, qui se fait désormais en
dehors, presque au-dessus de nous.
Nous sommes tous un peu jansénisants, athées ou croyants.
Nous avons peur du mensonge, nous avons peur de la vie, comme les puritains d'autrefois
avaient peur du péché.
La ligne de P éguy est celle de C orneille plutôt que celle de Pascal.
L'enfer l'a certainement épouvanté : “ Il est tout à fait certain,
écrit-il en 1902, que la foi due à l'éternité des peines a été pour la plupart des catholiques sérieux la cause la plus grave de révocation : beaucoup de
catholiques sérieux ont éprouvé le besoin, l'insurmontable besoin de supprimer l'enfer...
; un très grand nombre de jeunes gens, sérieux, ont renoncé la foi
catholique, premièrement, uniquement, ou surtout parce qu'ils n'admettaient pas l'existence ou le maintien de l'enfer.
” Dans la Jeanne d'A rc de 1897,
c'était l'obsession de Jeanne, tout à fait au début :
Ô s'il faut, pour sauver de la flamme éternelle
Les corps des morts damnés s'affolant de souffrance
A bandonner mon corps à la flamme éternelle,
Mon Dieu, donnez mon corps à la flamme éternelle.
Les mystères n'en parlent plus.
Leur chant est l'espérance.
J'imagine que Péguy a fini par s'en remettre à la justice, et, surtout, à la miséricorde de Dieu,
voyant que l'homme est impuissant à sauver l'homme de la misère, et que personne ne peut se sauver seul du désespoir.
Il n'avait pas eu peur du péché
pour lui, sans doute, car il était de ceux qui ont le cœur pur, mais comment vivre si l'on ne croit pas que la vie ne peut pas être absolument injuste, ou
absurde, comment combattre pour la justice, ou pour la vérité, s'il est dit que c'est sans espoir, s'il n'y a pas de vérité, par conséquent pas de justice
possible ? C omment rester dans le réel, si le réel n'est pas capable d'être changé en ce que nous avons besoin qu'il soit ?
Péguy est mort en combattant dans une guerre que nous trouvons maintenant monstrueuse.
Ses mots d'ordre ne peuvent plus nous servir tels quels, peutêtre.
M ais il y a encore beaucoup à prendre chez lui.
Dans ce qu'il a dit de l'enseignement.
A illeurs aussi, un peu partout.
C e qui compte c'est qu'il n'a pas
voulu vivre et écrire pour rien, pour seulement passer le temps par exemple.
C 'est ce qui m'attache à lui.
Le reste, il suffit de le traduire.
On retrouve alors
chaque fois l'homme qui savait chercher à en faire plus qu'il ne pouvait..
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