Charles CROS (1842-1888) (Recueil : Le coffret de santal) - A une chatte
Extrait du document
«
Les poètes, heureusement, ne son! pu toujours des gens dits sérieux.
Certains s'amusent ou jonglent avec les mots,
d'autres affectent de prendre la vie de haut, comme chose négligeable, de peu de poids; d'autres encore — ils sont
nombreux en cette fin du xixe siècle — cherchent à cacher leur mélancolie sous di dehors alertes et pleins d'humour :
ainsi Charles Cros.
professent de physique porté sur la boisson (et inventeur du phonographe, a ses moments perdus),
dont le Coffret de santal (1879) contient, au milieu de quelques poèmes un peu faciles, quelques jolis bijoux.
Qu'en
est-il de celui intitulé À une chatte ? Ici le poète s'adresse au compagnon favori des poètes, cet animal silencieux et
énigmatique, le chat, qu'il compare à d'autres êtres vivants : les hommes, — ce portrait antithétique débouche, par les
questions posées, sans réponses d'ailleurs, sur des problèmes plus graves : vie, temps qui passe, mort...
Mais tout
cela, en fin de compte, est-il vraiment si sérieux ?
Le poète préfère une compagne; c'est à une chatte qu'il s'adresse ici : « Chatte blanche, chatte sans tache » ; le ton,
la « couleur» du poème est donnée dans ce vers d'introduction en forme d'apostrophe à l'animal familier (dont on sait
qu'il ne trahira pas, puisqu'il ne répond jamais...) Les adjectifs sont très valorisants — couleur « blanche » de la
fourrure ; absence de « tache » qui en réduirait la valeur.
Suit un portrait, très peu surprenant au fond, de l'animal
familier, avec ses « yeux verts », sa « moustache » ou son « museau » que son « nez termine », ou ses « oreilles » :
blason classique si l'on veut, mais ici il ne s'agit pas de corps féminin (comme dans le genre poétique traditionnel qu'est
le blason), mais de corps félin ; seuls le nez, les yeux, les oreilles, et surtout la comparaison, mise en valeur par le
rejet approprié de l'adjectif, peuvent évoquer une certaine féminité : «Rose comme un bouton de sein», avec le jeu
élégant sur le très ronsardien «bouton» de «rose» auquel une nouvelle jeunesse est donnée par l'évocation, plus
sensuelle el très exacte — du «bouton de sein» très féminin (mais la moustache», elle, nous éloigne du charme...)
Sinon, le chat - la chatte — y figure de façon très classique : les «yeux verts qui semblent énigmatiques, la
moustache sarcastique, le museau rose, la fierté de la silhouette générale, de la «mine» que met bien en évidence le
verbe «couronne», en rejet : quel félin ne semble roi, ou reine ? A cette peinture, somme toute très valorisante de
l'animal, est opposée une évocation moins reluisante des congénères du poète, l'espèce humaine, présentée avec des
« fronts pâles », des « lèvres déteintes », des « yeux creux » : on remarque les antithèses, à la blancheur s'oppose la
pâleur (qui est certes blancheur, mais maladive) ; au vert des yeux répond un adjectif, «creux», à connotation plutôt
morbide ; quant au « museau » « rose », il est mis en valeur par les «lèvres déteintes» qui précèdent : trois adjectifs,
donc, qui font penser à la triste « mine » du malade qui se ronge de questions ; aucune couleur — « pâle, déteintes ».
Plus loin même, les humains sont « frissonnants et blêmes », résultat de ces « folles fièvres », à l'allitération
évocatrice, qui décolorent les lèvres et qui tout naturellement font frissonner et rendent « blêmes », plus pâles encore
que tout à l'heure.
Tout cela annonce, inexorablement, la disparition des «splendeurs charnelles»...
L'opposition, enfin,
est encore davantage marquée par l'utilisation des pronoms : au singulier « tu », que l'auteur alterne avec le « je »,
pour parler à son chat, s'oppose ensuite le « nous », collectif, qui englobe toute l'espèce.
Mais le contraste entre «
nous » et « ai » n'est pas seulement physique, il est aussi intellectuel, entre un animal qui peut donner l'impression de
penser « tout bas », mais qui surtout compte sur son « flair », son instinct, jugé plus « subtil » que le savoir, « notre
savoir » justement, qui nous procure tellement d'angoisse.
Ce savoir, justement, ou prétendu tel, nous pousse à poser des questions qu'il ne faudrait pas se poser sur la vie ; le
temps, la mort...
Pour le solitaire, quel meilleur interlocuteur trouver que son animal domestique préféré, ici une chatte
blanche aux yeux verts...
Le poète s'interroge, l'interroge «dans ces vers» : la question porte d'abord, dans les
premiers quatrains, sur la nature même de la chatte, son allure, ses mystères, que l'anaphore de l'adjectif interrogatif
«quel» rend plus sensibles : «Quel secret», «Quel sarcasme»; c'est le portrait «moral - du chai que Charles Cros
esquisse ici : animal énigmatique porteur de secret» (là où le chien, sans malice, semble si transparent, le chat oppose
son opacité), la chatte semble en outre se moquer de son maître, et de nous, avec ce «sarcasme» qui se cache sous
la «moustache» et semble nous juger.
Qui plus est, elle paraît nous comparer avec elle, et, nous l'avons vu, la
comparaison n'est guère avantageuse pour nous : et, toujours l'ironie, elle nous « lorgne », nous regarde en coin,
comme pour nous espionner...
De toute évidence, elle se préfère, d'où sa mine...
Nulle réponse donc aux questions, —
mais du dédain, «fièrement».
Le secret du chat, ce sphinx, n'est pas prêt d'être éventé...
Cela a pour effet d'inciter le poète à poser d'autres questions : «Pourquoi cette sérénité», plus pressantes4 encore,
comme le montre le passage du style indirect («Je te demande...
») au style direct : «Aurais-tu la clef des problèmes
»...
Quel secret en effet se cache derrière cette porte mystérieuse, ces yeux verts ? Le chat, aurait-il, de toutes
choses, la solution ? Mais quels sont ces « problèmes » ? Ils sont les problèmes les plus simples à poser, les plus
difficiles à résoudre : pourquoi la vie, le temps, la mort ? Tout cela ici délicatement évoqué par « le printemps et l'été »
qui débouchent sur d'autres saisons, moins plaisantes, et pour cela, innomées, mais dont les effets — « frissonnants et
blêmes » — se lisent non seulement sur les feuilles des arbres, mais aussi sur nos visages.
Plus loin, le poème se fait
encore plus explicite, plus insistant : la phrase s'allonge sur six vers, les questions s'accumulent avec trois répétitions,
de plus en plus rapprochées, de l'adverbe interrogatif « où »...
La mort est nommée, et sa « menace », avec
l'allitération en «m» qui martèle son approche...
Questions traditionnelles : «Où va la beauté », que devient donc la
beauté physique, la jeunesse, dont nous sommes si fiers ; et la « pensée », ces forces vives de l'intelligence qui elles
aussi, pires encore, se dégradent ; et ces « défuntes splendeurs charnelles », retour lancinant de ce qui semble
essentiel, le vieillissement, la mort du corps qui se délabre
— « défunt » — lui autrefois si beau — « splendeurs charnelles » — dont le rapprochement avec «défuntes» rend plus
dramatique encore la disparition ?...
Questions sans réponse : la chatte la connaît-elle ? Qui sait ? Comment fait-elle donc pour conserver une telle
«sérénité » qui semble si mal à propos, puisque elle aussi — c'est le point où s'opère entre elle et nous un
rapprochement, mais de quelle ampleur ! — elle est mortelle : « Chats et gens » sont condamnés au même destin, mais
fondamentale différence, l'homme a son savoir — inutile ici pour comprendre quoi que ce soit — et le chat son «flair»
qui lui souffle apparemment de ne pas s'inquiéter de tout cela et de rester Indifférent.
L'important, c'est de conserver
sa dignité....
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