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Antonio Machado

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Antonio Machado est de tous les poètes celui qui, avec Baudelaire, aura pris la conscience la plus aiguë de notre temporalité ­ et avec Proust. Son oeuvre est comme celle de ce dernier, une recherche du temps perdu, perdu et pourtant fertile. Car il y a deux sortes de mémoires, celle qu'il appelle irréparable, à laquelle on ne peut rien changer, et la mémoire apocryphe, dont les souvenirs se transforment en rêves, songes, sueños. D'où, comme dit Ramon de Zubiria, un des meilleurs exégètes du poète, ces ensoñaciones ou ensongements, ces métamorphoses, ces perpétuelles intégrations du passé au monde de l'imaginaire qui sont le propre de son lyrisme et font son charme poignant.       Les souvenirs, au fond de la mémoire, attendant qu'on les tire au jour, qu'on les dise. Mais c'est là affaire de chroniqueurs, de " mémorialistes ". Et à peine ceux-ci les auront-ils exhumés qu'on verra le peu qu'ils sont. Car c'est peu avoir été que d'avoir été vécu. Et, par-dessus le marché, si mal vécu, si pauvrement, si maladroitement ! Derrière ces souvenirs il en est d'autres, plus profondément enfouis, moins vécus, pour ainsi dire, plutôt pareils à des promesses, ou à des appels, ou à des signes. Ce sont ceux-là, justement, qui exigent d'être inventés, révélés, exaltés, imaginés, rêvés. Ils sont comme la face obscure, mais sacrée des souvenirs vécus, comme leur traîne nocturne.      

« Antonio Machado Antonio Machado est de tous les poètes celui qui, avec Baudelaire, aura pris la conscience la plus aiguë de notre temporalité et avec Proust.

Son oeuvre est comme celle de ce dernier, une recherche du temps perdu, perdu et pourtant fertile.

Car il y a deux sortes de mémoires, celle qu'il appelle irréparable, à laquelle on ne peut rien changer, et la mémoire apocryphe, dont les souvenirs se transforment en rêves, songes, sueños.

D'où, comme dit Ramon de Zubiria, un des meilleurs exégètes du poète, ces ensoñaciones ou ensongements, ces métamorphoses, ces perpétuelles intégrations du passé au monde de l'imaginaire qui sont le propre de son lyrisme et font son charme poignant. Les souvenirs, au fond de la mémoire, attendant qu'on les tire au jour, qu'on les dise.

Mais c'est là affaire de chroniqueurs, de " mémorialistes ".

Et à peine ceux-ci les auront-ils exhumés qu'on verra le peu qu'ils sont.

Car c'est peu avoir été que d'avoir été vécu.

Et, par-dessus le marché, si mal vécu, si pauvrement, si maladroitement ! Derrière ces souvenirs il en est d'autres, plus profondément enfouis, moins vécus, pour ainsi dire, plutôt pareils à des promesses, ou à des appels, ou à des signes.

Ce sont ceux-là, justement, qui exigent d'être inventés, révélés, exaltés, imaginés, rêvés.

Ils sont comme la face obscure, mais sacrée des souvenirs vécus, comme leur traîne nocturne. Peut-être reconnaîtrons-nous entre ces deux réalités le même rapport que GoetheL084 avait suggéré dans sa formule : Dichtung und Wahrheit.

Mais prenons garde que, ni dans l'esprit de GoetheL084, ni dans celui de Machado, n'entrait aucune intention d'orner, décorer, farder la vérité, mais bien de découvrir une vérité plus vraie, intérieure, secrète, qui aurait pu être, qui reste encore possible, plausible, ouverte.

Une vérité qui continue, une vérité vivante parce qu'incorporée à la vie dans son développement, parce que faite de possibilités encore vierges et non définitivement usées, gâchées, épuisées.

Une vérité vivante enfin parce que ressuscitée.

Ressuscitée de quoi ? De l'oubli.

Immédiatement active par conséquent.

Créatrice en même temps que recréée.

Non plus histoire, mais légende, allègre légende. ...Mais conte-moi, fontaine à la langue enchantée, conte-moi mon allègre légende oubliée. Le poète est retourné en pèlerinage au jardin andalou de son enfance : il est allé dialoguer avec sa vieille amie d'antan, sa soeur la fontaine.

Il pense que celle-ci a des souvenirs à lui rappeler, à lui conter.

Mais non pas des souvenirs de la catégorie historique, qui sont ce qu'ils sont et contre lesquels il ne peut rien.

Des souvenirs de l'autre espèce, ceux qui se sont prolongés dans les eaux courantes de sa vie et qui contiennent le secret de sa vie.

Aussi est-ce à leur propos qu'il interroge la fontaine.

La fontaine sait et doit pouvoir lui dire le mot-clé de cette légende.

Légende oubliée, légende ressuscitée, perpétuel objet de quête et d'approfondissement, matière première d'imagination, chose de quoi faire musique. Du coup on doit comprendre dans quelle sphère étrange se situe la poésie de Machado et les fascinants prestiges de cet art pourtant le plus simple du monde, et le plus pauvre, et le plus silencieux, fait à l'image d'une existence de professeur de collège, promenant sa somnolente méditation dans les petites villes de Castille, Soria, Ségovie et, entre les deux, la petite ville d'Andalousie, Baeza, où l'a fixé son métier.

Et autour de Soria et de Ségovie s'étend le paysage de la steppe, lui-même infiniment humble sous l'écrasant soleil, avec ses oliviers, ses peupliers, ses norias.

Et cette campagne a aussi son mot-clé qui est : peuple.

Mot-clé et légende. Car ce peuple, s'il est ce qu'il est qui est déjà émouvante profondeur est aussi ce qu'il pourrait être, son propre possible. De sa réalité de misère émane un héroïque effort vers la justice. Ainsi la poésie de Machado est-elle d'abord et avant tout expérience spirituelle, légende d'une âme.

Expérience et légende s'accomplissant dans une tension la plus extrême entre une expression verbale toute dénudée, humble, d'une simplicité confinant à la sainteté et, d'autre part, une ambition acharnée d'extraire du temps irrévocable, irréparable, sa plus bouleversante puissance de rêve, de mystère et de musique.

Mais en outre, cette expérience et cette légende s'enrichissent d'une résonance énorme : l'expérience et la légende de la terre espagnole et celles du peuple espagnol.

Tout cela identifié à une seule et même substance indissoluble.

Déjà dans sa jeunesse il lui était uni par sa formation à L'Institucion libre de Enseñanza, à l'école de ces grands réformateurs qui produisirent la génération de 98 et, partant, annonçaient la république.

La ligne de Machado était tracée, l'événement le plus tragique ne pouvait le séparer de son peuple.

Dès le début de la guerre civile, le vieux poète " mystérieux et silencieux " comme l'avait peint Rubén DaríoL1261 le vieux professeur à l'allure de vieux berger, est demeuré présent parmi son peuple, dans Madrid assiégé, puis a suivi ses chefs dans leur repli à Valence, à Barcelone, a accompagné jusqu'à la frontière son armée défaite, s'est abattu à Collioure, où il repose, en terre d'exil. Cette consubstantialité au peuple se fait sensible, dans la poésie de Machado, à toutes sortes d'aspects essentiellement poétiques, un ton sentencieux et gnomique, une concision dure, un sens quelque peu sarcastique des évidences, autant de choses qui sont du génie espagnol dans toute son intime énergie, et non dans son pittoresque de surface.

Que l'on pense à ce qu'il y a de spontanéité et de naturel, d'humaine signification dans tout folklore et particulièrement l'espagnol, et que l'on pense à cette intensité de présence qu'il y a dans le réalisme espagnol et par exemple dans l'art des bodegones, et l'on comprendra ce que nous voulons dire ici de cette poésie de Machado qui est une poésie de vérité, tout en nous faisant accéder à une zone qu'on peut appeler le fantastique sentimental. Cette poésie de vérité implique chez son poète une vocation de philosophe et de moraliste.

Ici encore il faut en revenir au caractère apocryphe de sa pensée.

Car de même que dans l'ordre romanesque et affectif il aurait pu vivre quelque chose d'autre ou de plus que ce qu'il a effectivement vécu, de même dans l'ordre intellectuel aurait-il pu être un autre et penser les pensées de cet autre.

KierkegaardH027 avait déjà créé à des fins différentes et dans un esprit différent des personnages de lui-même fixés à telle étape de sa carrière philosophique.

Machado s'est proposé un jeu analogue, mais dans ses propres perspectives, en imaginant les maximes et les paradoxes de Juan de Mairena, maître en sophistique et disciple d'un autre docteur hypothétique nommé Abel Martin.

Ici encore il y a retrait et effacement du moi pour atteindre à une pleine liberté spéculative, à un plus riche et plus résonnant épanouissement de coeur et d'esprit, à une vérité plus véritable. Ainsi CervantèsL036 s'est-il prolongé, a-t-il trouvé son allègre légende dans l'humanité de Don Quichotte et l'humanité de Sancho Pança, et a-t-il, par le doute, l'ironie, l'imagination, donné corps et âme à l'Espagne, réalisé l'Espagne.

Sous une forme différente, et qui est d'une beauté ineffable et chargée des plus émouvants sortilèges, Antonio Machado a accompli une semblable entreprise.

Après quoi, dans la peine, le désastre et la fidélité, il s'est éteint, nous laissant une des plus pures et sublimes figures de poète qui aient jamais été.. »

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