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Anton Tchekhov

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"Je suis un prolétaire. Dans mon enfance, je vendais des chandelles dans notre boutique de Taganrog", écrit Tchekhov. Petit-fils d'un serf, fils d'un boutiquier, Tchekhov, en tant qu'homme, n'a rien d'un prolétaire, en tant qu'artiste, rien d'un écrivain prolétarien parlant au nom d'une classe et en faveur d'une classe. Tchekhov est avant tout un indépendant et un solitaire. Sa vie : se discipliner, s'affiner, comprendre et aimer son prochain, méditer sur la vie, apprendre à supporter la solitude et la maladie, à attendre la mort avec dignité et sans peur. Son œuvre : méditer et ciseler sans cesse un art où entre autant de réflexion et de volonté que d'instinct. Sur le plan personnel, aussi bien que sur le plan artistique, parvenir à un dépouillement : "Ma devise : Je n'ai besoin de rien." Il y a quelque chose de poignant dans le sort de cet homme tendre et délicat que sa lucidité oblige à percevoir jusqu'au fond la tragédie de la condition humaine. D'autres, parmi les plus grands, arrivent à l'esquiver, à la déformer ou à la recréer, arbitrairement, par la force de leur imagination. Tchekhov, lui, s'interdit d'imaginer ou de recréer comme le fait Dostoïevski. Il s'interdit également d'arbitrer, d'enseigner, comme le fait Tolstoï. Il ne veut pas sacrifier la plus petite parcelle du "réel véritable" à l'explication, nécessairement tronquée et personnelle, que donne de l'absurdité de la condition humaine tout grand écrivain. Explication qui suppose et appelle un remède. Tchekhov n'explique pas, n'émet aucun pronostic, n'élève jamais la voix, n'insiste pas, encore moins n'enseigne. Il se contente, superbement, de montrer. Il est en cela le moins russe des grands écrivains russes. Chez lui aucun didactisme, aucun extrême. Aucune de ces violences qui chargent de beauté, d'électricité les pages de Dostoïevski. Ce qu'il nous montre, c'est l'irrémédiable solitude, la vérité dernière de tout être, de toute destinée humaine, subtilement, imperceptiblement transposée par un art sans défaillance. Si léger, si parfaitement adapté à son objet que son but semble être d'empêcher le lecteur de percevoir l'immatérielle magie de cette transposition. Un art ennemi de tout excès, de toute exagération, de tout pathétique, de toute dramatisation spirituelle. Calqué sur la vie nue, dépouillé de toute intrusion supplémentaire, mais calqué avec cet insolite décalage qui engendre la poésie.

« Anton Tchekhov "Je suis un prolétaire.

Dans mon enfance, je vendais des chandelles dans notre boutique de Taganrog", écrit Tchekhov. Petit-fils d'un serf, fils d'un boutiquier, Tchekhov, en tant qu'homme, n'a rien d'un prolétaire, en tant qu'artiste, rien d'un écrivain prolétarien parlant au nom d'une classe et en faveur d'une classe. Tchekhov est avant tout un indépendant et un solitaire.

Sa vie : se discipliner, s'affiner, comprendre et aimer son prochain, méditer sur la vie, apprendre à supporter la solitude et la maladie, à attendre la mort avec dignité et sans peur.

Son oeuvre : méditer et ciseler sans cesse un art où entre autant de réflexion et de volonté que d'instinct.

Sur le plan personnel, aussi bien que sur le plan artistique, parvenir à un dépouillement : "Ma devise : Je n'ai besoin de rien." Il y a quelque chose de poignant dans le sort de cet homme tendre et délicat que sa lucidité oblige à percevoir jusqu'au fond la tragédie de la condition humaine.

D'autres, parmi les plus grands, arrivent à l'esquiver, à la déformer ou à la recréer, arbitrairement, par la force de leur imagination.

Tchekhov, lui, s'interdit d'imaginer ou de recréer comme le fait Dostoïevski.

Il s'interdit également d'arbitrer, d'enseigner, comme le fait Tolstoï.

Il ne veut pas sacrifier la plus petite parcelle du "réel véritable" à l'explication, nécessairement tronquée et personnelle, que donne de l'absurdité de la condition humaine tout grand écrivain.

Explication qui suppose et appelle un remède.

Tchekhov n'explique pas, n'émet aucun pronostic, n'élève jamais la voix, n'insiste pas, encore moins n'enseigne.

Il se contente, superbement, de montrer. Il est en cela le moins russe des grands écrivains russes.

Chez lui aucun didactisme, aucun extrême.

Aucune de ces violences qui chargent de beauté, d'électricité les pages de Dostoïevski.

Ce qu'il nous montre, c'est l'irrémédiable solitude, la vérité dernière de tout être, de toute destinée humaine, subtilement, imperceptiblement transposée par un art sans défaillance.

Si léger, si parfaitement adapté à son objet que son but semble être d'empêcher le lecteur de percevoir l'immatérielle magie de cette transposition.

Un art ennemi de tout excès, de toute exagération, de tout pathétique, de toute dramatisation spirituelle.

Calqué sur la vie nue, dépouillé de toute intrusion supplémentaire, mais calqué avec cet insolite décalage qui engendre la poésie. Avec la sérénité et l'objectivité de l'homme de science et du médecin, il montre aux hommes ce qu'ils sont.

"L'homme ne deviendra meilleur que quand on lui aura montré ce qu'il est." La Russie qu'on retrouve dans les nouvelles et les pièces de Tchekhov est plus tragique que les fresques fantastiques de Gogol ou de Dostoïevski.

Tant il est vrai que les artifices du grand art, la bizarrerie, l'originalité la plus frappante, travestissent, en l'affaiblissant, la tragique nudité de la véritable tragédie. Le grand artiste chez Tchekhov le sait bien.

Il suit le précepte de Pouchkine : "Dire simplement des choses simples." La phrase doit être aussi courte que possible, chaque mot disant ce qu'il veut dire et rien de plus.

"Il ne faut écrire que lorsque l'on se sent froid comme de la glace." L'idéal d'une description, il dit l'avoir trouvé dans un cahier d'écolier : "La mer était grande." C'est avec cette concision que Tchekhov "dessine" ses contes où n'entre jamais que ce qui existe dans la réalité la plus quotidienne.

D'un fait en apparence banal il tire des prolongements saisissants.

A la différence d'un Mérimée, d'un Maupassant, Tchekhov réussit, dans une brève page, à nous rendre perceptibles la complexité, la richesse, le tragique d'une vie entière.

Telle cette admirable Toska (le Malheur) : un cocher a perdu son fils ; il n'a personne à qui raconter sa douleur ; il finit par la conter à son cheval.

Pas d'événement, pas le moindre fait, mais devant nous, toute une destinée affreuse.

La tragique condition humaine, l'univers de la souffrance sont les domaines où s'exerce son infaillible, vigilante, infinie capacité de sentir et de comprendre. Mais d'où vient-il que le diagnostic finalement porté par Tchekhov sur la vie et les hommes ne soit pas désespéré ? Quelle issue s'est-il donc ménagée ? Rien d'abstrait, en tout cas ; aucune consolation d'ordre métaphysique.

"Il n'y a pas de bonheur et il ne doit pas y en avoir, mais si la vie a un sens et un but, ce sens et ce but ne sont pas du tout dans notre bonheur personnel mais dans quelque chose de plus sage et de plus grand", écrit le positiviste, l'incroyant Tchekhov.

La pitié, la compassion remplacent chez lui la religion.

Et c'est cette pitié, cette compassion infinie, ce "talent humain" qui l'ont élevé au rang d'écrivain universel. Peut-on analyser jusqu'au bout l'art de Tchekhov qui relève autant de la technique du peintre que de celle du poète ? Peut-on expliquer l'art d'un Corot, si exquis, si lisse, si dénué, lui aussi des dramatiques aspérités d'un Delacroix ? ou l'art de Fouquet, qui a en commun avec Tchekhov la précision impitoyable du trait et la densité accrue d'un art enfermé dans les limites étroites de la miniature. Simplicité et brièveté sont les deux points essentiels de l'esthétique tchekhovienne.

Malgré sa prodigieuse mémoire du détail, Tchekhov saura toujours se limiter, sentant que l'attention humaine est d'autant plus intense qu'elle limite davantage son champ d'observation.

Et, de fait, ce seront les nouvelles brèves qui constitueront le sommet de son oeuvre, Le Malheur, L'Étudiant, Le Bonheur, En déportation, L'Évêque, et tant d'autres encore, où sa méthode "analytique" fait merveille.

Tout en analysant, il sait aiguiser le réel jusqu'à le rendre symbolique.

Car, l'ayant d'abord décomposé, il n'en conserve que certains éléments, regroupés d'une façon qui peut sembler arbitraire mais dont l'effet est saisissant.

C'est dans le choix de ce qu'il garde et de ce qu'il élimine que Tchekhov est un grand peintre. Car cet homme doux et modeste, qui n'a rien d'un révolutionnaire, devait opérer une authentique révolution dans la littérature et dans le théâtre russes.

"A quoi bon expliquer quoi que ce soit au public ? Il faut l'effrayer et c'est tout ; il sera alors intéressé et se mettra à réfléchir une fois de plus." Un contrepoint musical, rigoureusement ordonné, telles seront les plus belles, les plus suggestives nouvelles de Tchekhov.

Ce n'est jamais la réalité qu'il reproduira avec une exactitude de naturaliste, mais seulement l'impression reçue, filtrée, élaguée, épurée de tout élément second, réduite à son expression la plus dépouillée et la plus frappante.

De quelques détails précis, de quelques touches de couleur jetées çà et là, surgit un tableau inoubliable.

Le moindre trait a sa place propre et concourt à la perfection de l'ensemble.

N'est-ce pas là la technique même des Impressionnistes auxquels Tolstoï se plaisait à comparer Tchekhov ?. »

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