Alexander Pope
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Alexander Pope
Que Pope fût un écrivain classique, dans tous les sens que nous donnons à ce mot, nul ne l'a jamais mis en doute ; mais cette épithète, arme à double
tranchant qui n'a cessé d'être suspendue au-dessus de ses oeuvres, a valu à Pope des fortunes diverses.
Ses contemporains l'acceptèrent d'emblée
comme le plus grand poète époque.
Ils furent charmés par son esprit, impressionnés par son culte d'Homère et d'Horace, et par la perfection de ses vers.
Ils s'inclinèrent devant la solidité morale de son jugement et tremblèrent devant sa satire.
Le XlXe siècle l'a rejeté ou du moins tenu à distance : pendant des générations, Pope a été relégué dans la Galerie d'honneur du Musée de la Littérature,
comme un masque antique, aux traits trop réguliers, figé dans une noblesse d'emprunt et une froideur de marbre, dans la triste compagnie de ses imitateurs,
ternes moulages aux faces stigmatisées par la rime plate et la "diction poétique".
Il y a même eu chez les lecteurs français une petite joie mauvaise à voir
en Pope une sorte de Boileau inférieur, à se dire que le classicisme anglais du XVIIIe siècle avait été en somme un demi-échec.
Double satisfaction d'une
classification bien tranchée (romantisme anglais et classicisme français) et d'un monopole assuré.
Sans doute Pope, ce petit homme d'une laideur repoussante et d'un goût très raffiné, avait-il fait un pacte avec le destin et choisi, pour revenir à la vie, le
mythe antique qui pouvait le mieux satisfaire son amour des anciens et son sens de l'humour : celui de Galathée.
Il a été donné aux critiques du XXe siècle
de jouer le rôle de Pygmalion.
Lentement, et avec un intérêt accru, ils ont caressé le visage de marbre, interrogé la commissure des lèvres, cherché la
direction du regard : peu à peu la pierre livide s'est veinée de rose, et d'abord un sourire a passé : roses nacrés et sourire amusé de son poème héroïcomique : La Boucle de cheveux enlevée, petit drame mondain et conte de fées, tempête dans une tasse à thé, sans qu'une seule maladresse de lourdeur ne
vienne fêler la porcelaine transparente, ni un éclat de voix dissiper le parfum du thé de Chine, poème enroulé sur une boucle souple et soyeuse...
nous
sommes déjà loin de la raideur académique si injustement prêtée à Pope et il serait tentant de s'attarder à pastelliser sur le buste du poète.
Mais déjà les
veines des tempes se gonflent dangereusement, les couleurs s'intensifient, et peut-être le plus beau visage de Pope, tel qu'il nous apparaît dans ses Epîtres
et dans La Dunciade, rouge sombre et frémissant de sensibilité, est-il le visage de l'indignation.
La littérature de l'indignation a des exigences particulières si elle veut atteindre à l'oeuvre d'art, car elle a sa source dans une réaction brutale et
instinctive, dans une émotion fruste qui mène naturellement à l'invective et s'accompagne de la rage orgueilleuse, souvent aveugle, d'être dans son bon
droit envers et contre tout.
Or on ne trouve chez Pope, au cours de ses grandes batailles contre les sots et les coquins, ni invectives, ni hurlements de
douleur, ni mauvaise foi ; en revanche, on est frappé par la grâce lyrique ou la puissance concrète des tableaux.
Peut-être est-ce parce que chez lui le
contrôle des émotions par le jugement, et le dépouillement volontaire de tous les accessoires spectaculaires de l'indignation ont été si parfaits que le
lecteur trompé parfois par la "correction" des vers de Pope, par sa "prudence poétique" (louée par Johnson), l'a cru insensible.
Le mot satire est bien faible,
bien neutre pour servir d'étiquette définitive aux oeuvres maîtresses de Pope ; et ajoutons aussi que ce terme "passe-partout", avec ses harmoniques
vagues et déplaisantes méchanceté, envie, hypocrisie, ruse risque de fausser à l'avance l'attitude critique du lecteur.
La réussite de Pope, telle qu'elle apparaît à l'examen de ses poèmes, réside dans une intégrité totale qui a une double source : désir presque fanatique
d'atteindre la perfection littéraire (To write well, lastingly well, immortally well) et croyance presque religieuse dans les valeurs humaines de la civilisation
de son époque.
Jamais peut-être autant que dans ses oeuvres la langue anglaise n'a-t-elle été soumise à une si intense pression de forces composantes et également
équilibrées : sensibilité d'écorché maintenue dans la régularité et la symétrie du "couplet héroïque" (la seule forme de vers admise par ce difficile qui faisait
la moue devant l'alexandrin), subtilité intellectuelle héritée des poètes métaphysiques du XVIIe siècle, affermie et épurée par la rectitude de jugement et le
sens d'unité de son siècle.
Pope triomphe avec une élégance en apparence aisée par les moyens les plus difficiles.
Le remous de son émotion ne se traduit
que par une crispation du rythme, sa rage par une concentration de l'image.
Il n'a pas recours aux procédés de l'incantation ou de la suggestion, aux clairsobscurs émouvants des métaphores ombreuses, à l'effet dramatique des mots-clefs impressionnants.
Ses plus grandes audaces telle son attaque contre le
roi régnant aussi nettes et précises que le reste de ses vers, ne se protègent que par la maîtrise absolue qu'il a de la construction de son poème, du choix
des termes et de la mathématique de l'humour.
Poète mondain et indépendant à la fois (il ne fit jamais partie d'aucune clique politique, littéraire ou autre), Pope doit beaucoup de sa force à la civilisation,
au code moral et social de son époque, de ce "siècle d'Auguste" comme il fut appelé.
C 'est à cette époque qu'il doit sans doute aussi ses limitations.
S'il
est le grand poète de l'indignation, il est également le poète des certitudes, le poète des jugements catégoriques.
Son vaste poème philosophique, L'essai
sur l'Homme, qui traite de la condition humaine et de la nature de l'univers n'est pas, comme beaucoup de poèmes de ce genre, l'expression d'une angoisse
de l'esprit, et encore moins d'une expérience intérieure religieuse ou métaphysique.
C'est une explication objective du monde au cours de laquelle le pouvoir
immanent de la divinité est présenté comme une réalité cosmique qu'aucun homme n'oserait discuter.
Dans ce poème, fort beau et fort irritant aussi, Pope
fond la réalité concrète et poétique de l'univers (herbes, chênes, ruisseaux, araignées, abeilles et roses) et ses connaissances de moraliste sur l'homme
(The proper study of Mankind is Man) pour affirmer la suprême harmonie d'un plan divin et universel, et répéter dans une forme et sur un rythme qui
n'admettent aucun démenti :
One Truth is clear:
Whatever is, is Right
(le "Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes" n'en serait qu'une traduction affaiblie).
A ce point, il est inévitable que surgisse l'ombre ricanante
de Voltaire...
Cependant on peut accepter Pope sans trop d'exaspération, en songeant que nos écrivains classiques, auxquels il ressemble, ont eux aussi leurs
limitations, plus prudents que Pope en ce sens qu'ils ont exclu les problèmes philosophiques et se sont volontairement limités à l'univers, à la fois si étroit
et si tragiquement vaste, de la Nature et de la Raison.
Peut-on en vouloir à Pope d'avoir heurté d'un front trop assuré le plafond métaphysique de son
univers de moraliste ?
Car il faut bien en définitive en revenir à notre point de départ, à ce classicisme de Pope, qui, différent par certains aspects de celui de nos écrivains du
XVIIe siècle (ne serait-ce que par la matière même de son art, cette langue anglaise concrète, souple, qu'avaient déjà travaillée Shakespeare, Ben Jonson,
John Donne et Boswell) n'est en rien inférieur au classicisme français.
Tout comme nos classiques, Pope a basé son oeuvre d'art sur des qualités que nous
voudrions bien n'être que françaises : l'équilibre entre la sensibilité et le jugement, le souci de la perfection et de l'élégance, et jusque dans l'expression des
émotions les plus violentes, la soumission, disons même le sacrifice, de la personnalité du poète à l'intégrité de la forme et du fond..
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