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Alberto Moravia

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Alberto Moravia Voila à n'en pas douter, le narrateur qui, Pavese disparu, Vittorini muré dans son silence, domine le lot désormais maigriot des écrivains italiens de sa levée, la génération des soixante, aujourd'hui, par droit d'aînesse, au pinacle, mais déjà talonnée par la classe 40, des Cassola et des Bassani. A cet Alberto Pincherle, dit Moravia, et né à Rome, qui, si j'en crois les photographes, arbore à présent une tête bourrue de colonel des carabiniers, le cheveu chenu sur un crâne dolico, "la bouche aigre opiniâtrement close entre le nez et le menton en galoche qui la serrent à l'instar des bras d'une grue", note un journaliste, et c'est bien la façade qui convient à un qui se veut gendelettre à la Zola, trois heures d'écritures tous les matins à jeun et sept ou huit cents feuillets au bout de l'an ; à cet écrivain-termite (mais je vous invite à douter fortement de cette volonté d'impuissance), j'oppose le mince et doux boiteux d'autrefois, à l'œil de rapace et aux traits déjà aigus, qui se révélait dès 1929 par le sombre éclat des Indifférents, d'autant plus explosifs que c'était un roman, distance on ne peut plus hasardeuse pour les conteurs au souffle court de la Péninsule. Quel cheminement de l'insomniaque de vingt-deux ans au féroce colonel de cinquante-cinq ! Comment justifier aussi que ­ l'entre-deux comblé par six puissants romans et une dizaine de longs récits, trois cents contes, des essais et des reportages, traduits désormais en vingt-sept langues ­ ses compatriotes, tout en lui reconnaissant la préséance, ajoutent un "faute de mieux", quand ce n'est, comme pour le poète, un "hélas" ? Ses thuriféraires même, d'un air entendu, mettent à le consacrer grand écrivain je ne sais quel amour-haine, sentiment au surplus spécifiquement moravien, constant chez ses héros dès lors qu'ils parviennent à s'arracher à cette "indifférence" et à cet "ennui" qui, de son livre de début à son dernier, recouvrent une veulerie particulière aux Italiens des villes et qui, pour ceux de province, prennent à présent le nom de "vitellonisme".

« Alberto Moravia Voila à n'en pas douter, le narrateur qui, Pavese disparu, Vittorini muré dans son silence, domine le lot désormais maigriot des écrivains italiens de sa levée, la génération des soixante, aujourd'hui, par droit d'aînesse, au pinacle, mais déjà talonnée par la classe 40, des Cassola et des Bassani. A cet Alberto Pincherle, dit Moravia, et né à Rome, qui, si j'en crois les photographes, arbore à présent une tête bourrue de colonel des carabiniers, le cheveu chenu sur un crâne dolico, "la bouche aigre opiniâtrement close entre le nez et le menton en galoche qui la serrent à l'instar des bras d'une grue", note un journaliste, et c'est bien la façade qui convient à un qui se veut gendelettre à la Zola, trois heures d'écritures tous les matins à jeun et sept ou huit cents feuillets au bout de l'an ; à cet écrivain-termite (mais je vous invite à douter fortement de cette volonté d'impuissance), j'oppose le mince et doux boiteux d'autrefois, à l'oeil de rapace et aux traits déjà aigus, qui se révélait dès 1929 par le sombre éclat des Indifférents, d'autant plus explosifs que c'était un roman, distance on ne peut plus hasardeuse pour les conteurs au souffle court de la Péninsule. Quel cheminement de l'insomniaque de vingt-deux ans au féroce colonel de cinquante-cinq ! Comment justifier aussi que l'entre-deux comblé par six puissants romans et une dizaine de longs récits, trois cents contes, des essais et des reportages, traduits désormais en vingt-sept langues ses compatriotes, tout en lui reconnaissant la préséance, ajoutent un "faute de mieux", quand ce n'est, comme pour le poète, un "hélas" ? Ses thuriféraires même, d'un air entendu, mettent à le consacrer grand écrivain je ne sais quel amour-haine, sentiment au surplus spécifiquement moravien, constant chez ses héros dès lors qu'ils parviennent à s'arracher à cette "indifférence" et à cet "ennui" qui, de son livre de début à son dernier, recouvrent une veulerie particulière aux Italiens des villes et qui, pour ceux de province, prennent à présent le nom de "vitellonisme". Livrons-nous au jeu toujours tentant des chronologies. Cinquante-cinq ans d'âge donc, mais, là-dessus, les paradis de la prime enfance passés, dix à quinze de maladie grave : une tuberculose osseuse, les sanas du Tyrol, des appareils orthopédiques et, par parenthèse, que faut-il de plus pour motiver "l'explosion" des Indifférents, son animalité frustrée et sublimée, le sexe et l'argent, mobiles définitifs d'un univers de petits bourgeois velléitaires, disons carrément un "existentialisme" qui précourt la Nausée. Après, nouvelle maladie : pendant une bonne quinzaine d'années, la suspicion fasciste, à la suite de ce livre que l'on prend pour une fresque péjorative de l'époque (ainsi que le suivant, les Ambitions déçues (1935), roman massif et filandreux, naïvement dostoïevskien, dont, par ordre du régime, nul critique ne souffle mot).

Or, on le voit bien aujourd'hui, l'humanité de Moravia n'est nullement telle à cause de Mussolini : c'est son humanité, son Italie, son Rome, qu'il ne critique guère, mais raconte intarissablement, car, tout réalistes et même naturalistes qu'elles sont, elles ne font qu'interpréter le drame permanent d'une inadaptation à la vie, la hantise d'une réalité impossible à appréhender et donc considérée comme ennemie ; une réalité qui, comme Cécilia dans l'Ennui, assumera volontiers forme féminine souveraine. La maladie et le fascisme, vingt-cinq ans et plus de grand malaise, voilà, et c'est Moravia lui-même qui le précise, les faits qui ont conditionné sa vie.

Pendant cette jeunesse en porte-à-faux, il a vécu, comme jadis l'abbé Siéyès, encore heureux que le fascisme le laissât s'expatrier fréquemment, à la faveur de missions journalistiques.

Mais si la maladie avait abouti à la fulguration de ses débuts précoces, le fascisme l'anéantit ou presque : rusant continuellement, il se déphase, à travers les récits érotisants de La Bella Vita (et c'est déjà la "dolce vita" de vingt ans plus tard), kafkiens des Rêves du paresseux (1940), allégoriques de l'Epidémie (1944), qui anticipe si curieusement sur la Peste de Camus pour ne rien dire de ce Bal masqué (1941), polichinellade dans un pays de dictature sud-américain, que Mussolini laisse publier, pour l'interdire deux semaines plus tard.

Aussi, au lendemain de la Libération, l'homme n'est-il guère libéré lui-même, et, longtemps encore, durant une espèce de convalescence empoisonnée, il tiendra à régler son compte à ce passé humilié et offensé : rien de plus révélateur, à cet égard, que la Belle Romaine (1947) ou le Conformiste (1951), celle-là une Moll Flanders de l'ère fasciste, celui-ci homosexuel en chemise noire, illustrant, à la suite de l'Enfance d'un chef dirait-on, le thème connu du fascisme par la dévirilisation. Il y a plus grave.

Vers 1945, personne ne croyait plus en Moravia, victime à la fois de sa précocité et de ses ambiguïtés : un sain néoréalisme régnait, Pavese et Vittorini tenant désormais le haut du pavé ; et c'est pourtant cette même année que l'écrivain publie le court et merveilleux Agostino, son unique regret ouvert des paradis perdus.

En même temps qu'aux règlements de comptes, on va donc assister à la prodigieuse fabrication d'un maître homme de lettres, avec les astuces et les humeurs, les outrances et les rancoeurs que cela comporte, un homologue italien de notre François Mauriac, qui s'acheminera tout doucettement vers la présidence du Pen C lub International et la candidature instante au Prix Nobel.

Encore une dizaine d'années de perdues, ou presque... Le sont-elles pour de bon ? Dans cette vue cavalière d'une vie se reflétant dans une oeuvre, il sied de mentionner ici un petit fait auquel Moravia lui-même attache quelque importance.

Entre 1943 et 1944, Rome occupée par les nazis, l'écrivain, menacé, s'enfuit et se réfugie parmi les paysans de la ciociaria, vivant des mois et des mois dans une étable : "Ainsi, écrit Oreste del Buono, se produit sa rencontre avec le peuple, rêve longtemps caressé, et naît le besoin de le raconter franchement, en l'opposant à ses personnages préférés, les intellectuels bourgeois tourmentés." Pour naïf que paraisse ce "rêve longtemps caressé", l'étable de 1943 ne se situe pas moins à l'origine de l'extraordinaire reportage contenu dans La Ciociara (1957), mais surtout de l'abondante moisson des Nouvelles romaines (1954 et 1957), où s'épanouit le meilleur d'un art quasi mimétique de narrateur-ciseleur. Il y a, depuis toujours, quelque puissant monolithisme dans cette oeuvre : Moravia est une fatalité, pour le dire à la nietzschéenne. Pourtant, l'homme libéré de ses démons, l'écrivain atteint à l'épure de l'Ennui (1960) : et, bien sûr, à trente ans de distance, Michèle, le velléitaire des Indifférents, tend la main à Dino, le peintre abstrait abîmé dans sa toile vierge symbolique, mais cet ennui, par la via crucis de la jalousie, débouche dans la contemplation de "l'aimer sans plus", déjà exalté par le Pierre Bezoukhoff de Tolstoï.

Est-ce l'acceptation de la réalité, en même temps que d'une exigence éthique minima ? Que les Italiens le veuillent ou non, Alberto Moravia, aujourd'hui dans la plénitude de ses moyens, s'inscrit, à n'en pas douter, parmi les quelques écrivains de génie en qui se résume, pour le monde entier, l'amère et profonde conscience d'être et d'exister.. »

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