ARAGON Louis 1897-1982
ARAGON Louis 1897-1982
Poète et romancier, né à Neuilly-sur-Seine. À vingt ans, alors qu’il prépare sa médecine à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce (en 1917), il fait la connaissance d’André Breton. Avec lui et Soupault en 1919, c’est-à-dire encore au temps du dadaïsme, il fonde la revue Littérature qui, sous leur triple influence, va détourner l’anarchisme « dada » vers La Révolution surréaliste (titre de leur nouvelle revue à partir de 1924) : dès lors, il ne s’agit plus de nier le monde mais de le faire, tel qu’on le désire. Les poèmes juvéniles d’Aragon sont les fruits pleins de saveur et de couleur de cette première période surréaliste (Feu de joie, 1920, et Le Mouvement perpétuel, 1925), ainsi que deux récits bouffons, Anicet ou le Panorama (1921) et Les Aventures de Télémaque (1923). Quant au Paysan de Paris (1926), c’est la définition même du jeune Aragon ; pour ce moderne Merlin mâtiné de Restif, la sempiternelle « nature » que de pieux rimeurs ont cantonnée dans le ciel étoilé, ou dans les prés semés de vaches, est partout, jusque dans la ville, la ville de tous les jours (les Buttes-Chaumont, par exemple) et de toutes les nuits (le passage de l’Opéra) : Du plus rapide apercevoir une apparition se levait. Je ne me sentais pas responsable de ce fantastique où je vivais; le fantastique ou le merveilleux [...] J’y accédais par un escalier dérobé, Limage. Mais voilà qu’en 1927, le poète adhère au Parti communiste. L’année suivante, il rencontre Elsa Triolet, belle-sœur du poète Maïakovski, et lance un pamphlet, le Traité du style (1928) où se voient, d’une part, pris à partie l’ordre « bourgeois », et, d’autre part, tournée en dérision l’« écriture automatique » chère au groupe surréaliste. En 1932, la rupture avec Breton est complète. Bientôt, à son retour d’URSS, Aragon publie les poèmes d’Hourra l’Oural (1934), un de ses livres les plus faibles; et, en 1935, sa nouvelle et très étonnante profession de foi esthétique : l’essai intitulé Pour un réalisme socialiste. Abandon? Provocation? Oui, aux yeux de ses amis surréalistes, et de Breton surtout. Mais non pas à ses propres yeux : pour lui, la révolte contre tout ne saurait avoir la force de jet, ni surtout la précision de visée, que permet, seule, la révolte contre quelque chose. En l’espèce : contre la classe possédante, la bourgeoisie. Il va préciser sa position dans le cycle romanesque du Monde réel (Les Cloches de Bâle, 1934 - où se trouve la phrase souvent citée : La femme est l’avenir de l’homme -, et Les Beaux Quartiers, 1936 ; suivis, en 1942, des Voyageurs de l’impériale). Pendant la guerre, il étonnera tout le monde en méritant, par son action personnelle à Dunkerque, la médaille militaire ; mieux encore, sous le nom de François la Colère, on le verra sous l’Occupation parmi les poètes de la Résistance ; et, sans conteste, il sera le plus direct, le plus populaire (Le Crève-Cœur, 1941; Le Musée Grévin, 1943; La Diane française, 1944). Populaire, il sait l’être aussi bien dans la gouaille des Fêtes galantes que dans la mélancolie des Ponts de Cé, longue (et magistrale) complainte sur une seule rime :
J'ai traversé les ponts de Cé,
C’est là que tout a commencé...
Au même moment, il inaugure avec Les Yeux d'Eisa (1942) la série des recueils dédiés à celle dont la mort seulement le séparera, en 1970. La fidélité n’était certes pas, jusqu’ici, une vertu poétique : les Muses n’avaient-elles pas pour principal attribut cette mobilité ailée qui leur permettait de ne jamais rester deux fois de suite devant le même poète? Aragon, pour sa part, donnera, de 1942 à 1964 (outre Les Yeux d'Elsa) Le Cantique, Les Yeux et la mémoire, Elsa, Le Fou d'Elsa, Il ne m’est Paris que d'Eisa ; et rarement il fut aussi bien inspiré que par ce thème de l’amour unique. C’est par là, et par là seulement, qu’il reste Aragon, c’est-à-dire le même homme que ce jeune homme ébloui, du temps d'Anicet et du Paysan de Paris, doué de cette royale faculté d’apercevoir, de débusquer et de donner une voix au merveilleux quotidien. Le romancier, par contre (plus inégal dans sa puissance de conviction, s’il sait du moins rester égal à lui-même dans sa maîtrise technique), s’est hasardé à donner, après la guerre, un pendant à la série romanesque du Monde réel : les six volumes des Communistes (1949-1951 ; deuxième version, 1967). Mais en matière de romans, ses réussites véritables sont ailleurs. C’est d’abord Aurélien, inclus dans le cycle du Monde réel (1944), que le climat de la Libération - euphorique et momentanément « désengagé » - dotait d’une aérienneté adorable ; Paris y joue une fois de plus, chez Aragon, le rôle d’un personnage poétique ; et la figure féminine de Bérénice y est une inoubliable création. C’est ensuite - réussite plus uniquement extérieure, celle-ci - La Semaine sainte (1958). C’est encore et surtout La Mise à mort (1965), étrange roman, ou bien plutôt confidence ; comme l’est sur un autre plan Blanche ou l'Oubli, 1967, monologue angoissé qui est aussi, nous dit Aragon, un livre sur le roman qui tend à une théorie du roman. En 1980, enfin, il donne un copieux recueil de ses nouvelles, Le Mentir-vrai.
Tout le long de son œuvre, en définitive, cet homme qu’on dit versatile (jeune « bourgeois » qui se tourne vers la cause de la classe ouvrière, écrivain d’« avant-garde » qui se tourne vers un mode d’écriture directement accessible) n’a pas démordu de son projet d’enfance : être un poète, c’est-à-dire un homme de mots et de rythme. Un homme de chant - de bel canto, dit-il - plutôt que de dialectique ; un homme d’imagination (si ce n’est d’images, tout simplement) plutôt qu’un homme d’idées. Et, dans tout cela, fidèle à la règle du jeu qu’il avait édictée en sa jeunesse surréaliste : l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image. Si bien que ce type entre tous célèbre de l’écrivain engagé nous apparaît pour finir sous un éclairage assez paradoxal : alors même que l’engagement, surtout dans le cadre du « réalisme socialiste », ne tolère avec la poésie qu’un mariage de raison, Louis Aragon se paie avec elle le luxe princier d’un mariage d’amour; pour le plaisir (voir Je n’ai jamais appris à écrire, 1969). Aussi n’a-t-on pu lui adresser qu’un seul grief, qui est son bonheur constant sur le plan de l’écriture, en un mot : son art (et l’on sait comme, aujourd’hui, ce mot est infamant).